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Tensions et Porosités

STRATÉGIE DE L’ENCHANTEMENT

I.3. Tensions et Porosités

Journal intime factice ou mémoires tronqués éveillent l’incrédulité, quelque chose sonne faux. L’ambiguïté, dégagée par l’imitation d’un genre, redouble l’attention du lecteur à traquer toute trace de non-conformité. Par ailleurs, l’écart creusé par une forme et son non-respect, autorise une signification sous-jacente à s’exprimer. Les romans homodiégétiques s’efforcent d’adopter la forme du journal intime ou des Mémoires, mais, l’assimilation générique ne peut être totale. Ce phénomène d’imitation, qualifié de mimésis formelle par Michel Glowiński, n’est pas sans entraîner des tensions, aisément décelables dans le texte. Un roman, qui prend pour modèle à imiter la structure du journal intime, fictionnalise cette structure, et en conséquence fait apparaître des caractéristiques différentes de celles que manifestait son modèle dans son domaine d’origine517. Pour qu’il y ait mimésis formelle, toujours selon le critique, il faut une collision violente de règles hétérogènes, il faut qu’un ensemble d’analogies suggèrent l’identité générique, et en même temps témoignent de l’impossibilité à atteindre cette identité. L’écart inévitable, de l’impossibilité à calquer exactement le genre adopté, favorise un flottement entre niveaux narratifs, entre énonciation et énoncé, et entre narrateur et narrataire ; ces écarts engendrent une fêlure, et dévoilent une signification sous-tendue, mais néanmoins essentielle. L’œuvre de Colette, dans sa globalité, relève de ce principe de mimésis formelle, qui génère un brouillage entre fiction et réalité et de ce fait, favorise l’adhésion du lecteur à la subjectivité du narrateur.

Tensions

Si l’œuvre débute avec l’imitation du genre diariste, ce n’est pas sans une certaine hésitation ; Claudine dit que « c’est décidément un journal, ou presque » ; la modulation émise explicitement par ce « presque » marque, dès les premières pages, un embarras quant au genre adopté. L’acte narratif du diariste est ignoré au profit de l’histoire narrée ; Claudine ne se montre jamais en train de rédiger son journal, et les datations marquent davantage la progression d’une histoire que la chronologie nécessaire au journal intime. Plutôt qu’une narration intercalée, c'est-à-dire entre les moments de l’action, qui est, selon

517 Michel Glowiński, « Sur le roman à la première personne », in Esthétique et Poétique, Textes réunis et présentés par Gérard Genette, Éd. du Seuil, 1992, p. 235.

Gérard Genette518, le temps de la narration diariste, la datation dans les Claudine fonctionne davantage comme une tête de section servant à coordonner différentes séquences. Selon Danièle Deltel, ce procédé révèle que Colette compose par thèmes, qu’elle juxtapose des scènes de genres ─ épisodes inévitables dans la vie de Claudine à l’école ─ plus qu’elle ne suit la progression d’une intrigue519. Danièle Deltel, qui lit la série des Claudine comme une autobiographie masquée, relève que certains passages, trahissent la distance séparant la narratrice de ses souvenirs, rompent le code du journal. Ainsi, le fait que Claudine affirme que les exercices de mathématiques l’ont « rendue réfractaire à l’arithmétique pour toute sa vie » met en péril la trame diariste :

Colette adulte retrace ses propres souvenirs, et elle oublie un instant de se conformer aux règles qu’impose la fiction qu’elle a créée ; elle oublie qu’elle a délégué sa fonction de narration à Claudine et parle ici en son propre nom.520

Les romans homodiégétiques postérieurs à la série des Claudine, construits comme des journaux de bord (La Retraite sentimentale, La Vagabonde, L’Entrave) ne respectent pas davantagela narration intercalée du journal intime. Les éventuels marqueurs temporels semblent plus souligner une transition spatiale entre les deux principales scènes de La Vagabonde, qui alternent entre le café-concert de l’Empyrée-Clichy et le rez-de-chaussée du quartier des Ternes, qu’une chronologie établie. L’absence systématique de datation dans les lettres insérées, dans La Retraite sentimentale ou dans Mitsou, constitue un déni du code épistolaire. De plus, l’emploi généralisé du présent favorise les contrepoints les plus subtils et agaçants de ce que Gérard Genette appelle la plus petite distance temporelle521. Il est malaisé de définir qui parle, de la narratrice ou du personnage, puisque présent d’énonciation et présent historique s’entremêlent en une narration simultanée. Claudine utilise le présent comme temps de l’énonciation, et, par ailleurs, utilise aussi le présent pour conter l’histoire des événements, au détriment du passé composé, qui semblerait adapté au code diariste. Les prolepses, et la présence avérée d’un narrataire rompent le code diariste, ainsi que les nombreuses scènes de dialogues en discours direct, qui, de toute évidence, appartiennent plus à un mode fictionnel que diariste.

518 Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 229.

519 Danièle Deltel, « Journal manqué, autobiographie masquée : Claudine à l’école de Colette », op.

cit., p. 49.

520 Ibid., p. 51.

Les mémoires sont un genre souvent à la frontière entre l’Histoire et le récit autobiographique ; l’auteur met l’accent sur le contexte historique de sa vie, se pose en témoin et acteur d’événements vécus. Chez Colette, le goût de la réminiscence ne mène certes pas à l’autobiographie, et encore moins à une fresque historique. Le postulat de la mémoire semble tronqué, dans Mes Apprentissages, par la présence des guillemets, qui posent dès l’incipit un doute sur les « souvenirs » de la narratrice, et agit comme le « presque » journal de Claudine :

Si leur présence manque à ces « souvenirs », c’est que […].522

La posture mémorielle permet à Colette d’asseoir sa notoriété, elle se pose en personnage historique qui, plutôt que de relater les événements, s’attache à se remémorer les célébrités qu’elle a côtoyées. Colette a superbement peint la Belle Époque, et dressé de magnifiques portraits de ses contemporains ; les descriptions de Jean de Tinan, ou de Caroline Otero, ou encore de Polaire, constituent, dans Mes Apprentissages, un témoignage original et subtil, et le but premier, dans ce roman est bien de portraiturer Willy plutôt que de dévoiler la genèse de son travail d’écrivain. Dans Trait pour trait, dix-sept portraits de célèbres contemporains de Colette, poètes, musiciens et peintres, constituent une admirable analyse de l’artiste. Cependant, l’auteur s’attache plus à méditer sur ces personnalités au destin exceptionnel, qu’à transcrire une vérité historique ; la finalité de ces études réside dans l’intérêt fervent que Colette porte au visage humain ; aux discussions des politiques, elle préfère, telle une pythonisse, jouer au déchiffrement physionomique :

Le visage humain fut toujours mon grand paysage. L’un pâlissait en s’animant, à cause des battements d’un cœur que l’on ne savait pas encore menacé. Le teint clair d’André Maginot rougissait. Mais rien n’altérait l’épiderme martiniquais d’Henry Lémery.523.

C’est encore le portrait, fantasmagorique, de sa mère qui se dessine sous la prose poétique de Sido, et non le contexte historique d’une provinciale de la fin du XIXe siècle. La mise à distance qu’autorise la forme mémorielle facilite l’accès à des sujets sensibles, tels que l’avortement ou l’inceste, sur lesquels reposent les nouvelles recueillies

522 Colette, Mes Apprentissages, Pl. III, p. 983.

dans Bella-Vista. L’imitation du genre permet à Colette de procéder par thèmes, qui interrogent la nature humaine, et de s’affranchir d’une chronologie respectueuse de la vérité. Le dialogue des personnages, transcrit au discours direct, est l’un des marqueurs qui trahit le mieux l’aspect inventif ; comment prétendre, après tant d’années, reconstituer les paroles des personnages ? De plus, parce qu’il fait dialoguer les personnages de son passé avec lui-même, à des étapes révolues, le Je-narrateur fixe s’apparente de très près à la fiction narrative fictionnelle524.

Porosités

Porosité entre passé et présent.

La rédaction simultanée du faux-journal abolit la distance entre l’espace extradiégétique du présent du diariste et intradiégétique du passé du narré. C’est un reportage en direct, dont l’immédiateté est renforcée par la forte expressivité de la tonalité orale, et l’emploi du présent généralisé.

La rétrospection, qui est l’un des traits du mémorialiste, existe bel et bien, puisque la distance temporelle entre l’histoire et l’instance narrative est importante (quelque trente années pour Gribiche, quarante années pour Mes Apprentissages, une cinquantaine pour Sido). Cependant, cet éloignement dans le temps n’entraîne aucun affaiblissement de l’illusion mimétique ; comme l’a constaté Gérard Genette pour La Recherche du temps perdu : « extrême médiation, et en même temps comble de l’immédiateté »525. Le présent d’énonciation pèse de tout son poids pour activer la réminiscence, et pour effacer la distance temporelle, au moyen de formules favorisant l’épiphanie, telles que : « Tout est encore sous mes yeux […] tout est encore sous mes mains »526, ou en privilégiant l’acuité sensorielle de la narratrice :

524 Käte Hamburger, Logique des Genres littéraires, Seuil, 1986 pour la version française, p. 285.

525 Gérard Genette, Figure III, op. cit., p. 189.

Aussitôt, je ressentis le léger vertige, plutôt agréable, qui accompagne les rêves de chute ou de vol…Car je serrais dans ma main l’espagnolette singulière, la petite sirène de fonte moulée dont ma paume, après bien des années n’avait pas oublié la forme.

[…] La rupture avec le présent, le retour en arrière et, brusquement, l’apparition d’un pan de passé frais, inédit, qu’ils me soient donnés par le hasard ou par la patience, s’accompagnent d’un heurt auquel rien ne se compare, et duquel je ne saurais donner une définition sensée. Haletant d’asthme parmi la nue bleuâtre des fumigations et le vol des pages une à une détachée, Marcel Proust pourchassait un temps révolu.527

La navette entre le passé du récit et le présent d’énonciation semble abolir la distance temporelle, dans les romans de forme mémorielle, et favoriser l’adhésion du lecteur à un espace atemporel.

Porosité entre réel et fictif

La porosité entre l’espace extradiégétique réel et l’espace intradiégétique fictif tend à effacer l’écart entre réalité et fiction. Le présent d’énonciation, qui interfère dans l’histoire contée au passé, s’apparente, dans les romans-mémoriels fictifs, à une lutte pour les authentifier. Les récits qui composent Bella-Vista et Chambre d’hôtel mettent l’accent sur l’acte d’écriture, avec une forte modulation (les nombreux « si j’ose écrire ») pour accréditer de événements de pure invention. Néanmoins, le présent d’énonciation joue subtilement entre les notions de vrai et de faux, et, en tendant à les équilibrer, amène le lecteur dans un espace où ces notions n’ont plus d’importance, autrement dit, dans le monde de l’écrivain. Marie-Odile André a montré que, lorsque les coupures des manuels scolaires supprimaient le présent d’énonciation de la narratrice adulte, les textes gagnaient en réalisme et en vérité autobiographique528. Ce n’est donc pas à une lecture réaliste et autobiographique que la porosité des instances entraîne, mais plutôt à la frontière où se mêlent le réel et le fictif.

Porosité narrateur-narrataire

Le mode de discursivité orale et l’inclusion du narrataire abolissent la distance établie par la littérature et favorisent l’immersion du lecteur

527 Colette, La Lune de pluie, Pl. IV, p. 63-66.

528 Marie-Odile André, Les Mécanismes de Classification d’un Ecrivain. Le cas de Colette, op. cit., p. 342.

dans le monde de l’écrivain. La porosité entre ses deux instances tient également à la position de recul que l’écrivain adopte pour lui-même dans le récit : il est spectateur de ses propres aventures ; qu’il s’en amuse (les Claudine) ou qu’il les déplore (Mes Apprentissages), il se rapproche de son lecteur en opérant cette mise à distance avec son récit, et il le fait entrer habilement dans sa subjectivité.

La mise en rapport du système énonciatif avec le genre imité permet de mettre quelques caractéristiques significatives en relief. L’oralité et le discours didactique sont des critères qui appartiennent au conte, plutôt qu’à la nouvelle ; cependant, l’héritage littéraire de la fin XIXe siècle ouvre d’autres perspectives. Louis Forestier dit que Maupassant est un merveilleux diseur, et Julien Gracq montre ce que la narration des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly doit au style oral : « Plutôt que de le lire, je dirai qu’il s’agit surtout, au sens très concret du terme, de savoir l’écouter. »529 Comme ces deux illustres prédécesseurs, Colette, en société, était aussi une brillante causeuse et possédait l’art de savoir mettre en scène une parole conteuse ; ce sont aussi des écrivains qui s’accomplissent dans la forme brève. Le choix générique imité, celui du journal ou celui des Mémoires, favorise une posture privilégiée : celle de témoin de son époque, en position de retrait dans un monde clos, avec un point de vue subjectif et changeant ; la forme intimiste favorise une écriture du moi tout en lacunes et en ambivalences. Le discours auctorial concentre, reformule et donne la clé de la doxa de l’auteur. L’écriture romanesque privilégie une écriture qui procède par une juxtaposition thèmes, le « paysage » humain étant l’un des favoris. En perpétuelle réécriture, les œuvres semblent se marcotter530, avec un perpétuel questionnement du réel, et une perpétuelle métamorphose.

529 Jean-Pierre Aubrit, Le Conte et la nouvelle, Armand Colin, 1997, p. 131, a extrait cette citation d’un essai de Julien Gracq, publié dans Préférences (José Corti, 1961) et intitulé « Ricochets de conversation ».

Chapitre II :

La séduction du lecteur s’emploie à amener ce dernier hors des sentiers battus de la littérature. La séduction est donc à prendre dans son sens premier : seducere, c'est-à-dire, « emmener à part, à l’écart. »531 Séduction qui n’est pas uniquement imputée à une technique littéraire précise, mais qui réside plutôt dans une particularité d’accent, spécifique à Colette, qui se détache du paysage littéraire de la Belle Époque. Au tournant du siècle, Bernard Lazare déplore que les romanciers ne sachent pas s’affranchir des recettes habituelles : « Il faudrait moins d’adresse et plus de personnalité. »532 Or, en franc-tireuse de la littérature, Colette impose un style personnel, libre de toutes conventions littéraires. Elle entraîne son lecteur dans un monde où elle « embelli[t] tout ce qu’[elle] aime »533. Sans doute l’étiquette de romancière inclassable, qui lui est souvent attribuée, tient-elle à ce que Colette écrit peu de romans canoniques, et qu’il est peu aisé d’appliquer son œuvre les méthodes critiques affectées à la prose de cette première moitié du XXe siècle. Par ailleurs, si elle s’impose par le génie de son style, elle ne se range pas parmi les poètes de son époque. L’aspect protéiforme de son œuvre décourage les tentatives de classement, alors qu’elle est couramment rangée sous l’étiquette de romancière.

Difficile de ne pas faire une critique à la Sainte-Beuve, avec une artiste qui mêle constamment sa vie et son œuvre et qui suscite autant de biographies534. Le refus d’aborder l’œuvre à la première personne sous un angle autobiographique conduit à nous intéresser aux aspects énonciatifs selon la logique des genres de Käte Hamburger et aux problématiques de la voix lyrique, soulevées par Dominique Rabaté. Tout lecteur de Colette est sensible à une certaine tension énonciative, voire une indiscernable fêlure, comme si la voix se dédoublait. Quelle est la vraie Claudine : l’éperdue des bois ou la cynique écolière ? Quelle est la vraie Renée, la

531 Dictionnaire Historique de la Langue française, Dictionnaires Le Robert, 2000, p. 2050.

532 Cité par Michel Raimond, La Crise du roman, librairie José Corti, 1966, p. 196.

533 Colette, « Toby-Chien parle », Les Vrilles de la vigne, Pl. I, p. 996.

534 Les biographes, depuis les années 1970 ont néanmoins contribués à réhabiliter Colette, par le biais du mouvement féminin, avec, pour la France, Michèle Sarde et son Colette, libre et entravée ; si la biographie de Claude Pichois et d’Alain Brunet, Colette, semble l’ouvrage le plus scrupuleux et le plus documenté, citons néanmoins Nicole Ferrier-Caverivière, Colette l’authentique, ou Jean Chalon, Colette, l’éternelle apprentie, ou encore Michel del Castillo, Colette, une certaine

petite danseuse dure à la tâche ou l’artiste assoiffée d’absolu ? Le partage de l’œuvre en deux versants, un diariste et un mémoriel, s’avère judicieux pour traiter la question du « je » lyrique et de son articulation. Dans l’espace énonciatif diariste, l’énoncé lyrique trouve sa voix, mais de façon dissonante: il s’exprime sous la forme du rêve éveillé ; en revanche, dans l’énonciation mémorielle consonnante, c’est le passé du lyrisme qui est remémoré. L’œuvre semble alors se refermer sur elle-même, puisque la quête de la narratrice lyrique mémorielle la conduit à revisiter son rêve passé. Par ailleurs, les récits théâtraux offrent une autre illustration du dédoublement lyrique ; l’auteur s’efforce de « se sentir » chat ou « se sentir » chien, réactivant ainsi le système de pensée analogique antérieur au XVIIe siècle.