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LES BACCHANTES, COLETTE ET LA NATURE

II.2. Une nature enclose

L’une des principales caractéristiques communes à la poésie des bacchantes et à la prose de Colette réside dans le motif d’une nature enclose. La miniaturisation, aux dimensions du jardin, du pré ou du verger, concentre toutes les représentations de la nature. Colette, pour qui la Bourgogne se réduit au jardin de Sido, partage cette inclination. La critique est unanime sur ce point, le jardin colettien est un lieu d’involution, selon Jean-Pierre Richard180 ; la futaie est un caveau et le hallier un boudoir, pour Gérard Farasse181 ; et, de façon moins amène, Michel del Castillo182 dit que Colette ne voit pas plus loin que les murs de son jardin. Ces jardins, statiques comme de petits tableaux, dans lesquels l’Histoire est absente, sont les lieux de l’intérieur ; ils se distinguent de la nature sauvage et du paysage, deux lieux de l’espace extérieur. Ils représentent la part intime du lyrisme féminin et renouent avec l’esthétique de l’hortus conclusus du Cantique des cantiques, mêlant les trois notions d’érotisme, de mysticisme et d’hermétisme.

Le jardin clos

C’est une caractéristique commune à la littérature féminine début de siècle : la nature est miniaturisée aux dimensions du jardin. Nelly Sanchez observe que les poétesses confinent la nature en des espaces topographiquement restreints183 ; elle relève la place importante de ces environnements clos dans les titres de poèmes d’Anna de Noailles. Toutes ces poétesses célèbrent le petit jardin, le préau ou le verger. Dans une même veine, et dans une strophe d’inspiration verlainienne, Gérard d’Houville dit :

180 Jean-Pierre Richard, « Colette », Pages Paysages, Seuil, 1984, p. 170.

181 Gérard Farasse, « Le Texte enchanté », in Sido et les Vrilles de la Vigne, Ellipses, 1990, p. 60.

182 Michel del Castillo, Colette, Une Certaine France, Stock, 1999, p. 13.

183 « La Nature ou le miroir tranquille de la littérature féminine », Ruptures et Continuités des

Voici la porte, la glycine et, brusquement, Le mystère odorant et paisible du cloître, Le préau tout en fleur […]

Le verger rayonnant et rose, le jardin,

Le vieux puits et les toits des basses métairies.184

Colette partage cette réduction de l’espace dès son premier roman ; la nature est miniaturisée en un petit jardin qui concentre les motifs du jardin clos et dévasté du symbolisme : comme dans le poème « Après trois ans » de Verlaine, il faut pousser la porte étroite pour découvrir un espace ruiné:

Une petite porte sans loquet baille sur un couloir noir percé, à l’extrémité, d’une baie lumineuse. […] je lève le loquet rouillé, et je me trouve dans une petite courette carrée, près d’un hangar. Là, des jasmins ont poussé à l’abandon, et des clématites, avec un petit prunier sauvage, des herbes libres et charmantes ; c’est vert, silencieux, au bout du monde.185

Ce monde clos est inscrit dans un espace fermé, où l’histoire est absente ; autant Colette parle de la Puisaye et de sa flore variée, autant les événements politiques et sociaux sont totalement ignorés ; il en est de même pour les événements historiques : la Grande Mademoiselle fut exilée à Saint-Fargeau186, jamais Colette n’y fit jamais la moindre allusion.

Depuis les années 1980, la critique s’intéresse à la littérature féminine pour essayer d’en dégager les spécificités ; selon Béatrice Didier, l’écriture féminine est une écriture du dedans et privilégie les formes discontinues187. Or, on reconnait ces critères dans les récits féminins de ce début de siècle ; le paysage devient un espace de l’intime lorsqu’il est réduit à un jardin. En effet la différence entre jardin et paysage s’opère par le point de vue adopté, et précisément, ce sont les

184 Cité par Nelly Sanchez, op. cit. , p. 308.

185 Claudine à l’école, Pl. I, p. 130.

186 C’est le chef-lieu de canton, à quelques kilomètres de Saint-Sauveur. Saint-Fargeau fut aussi le théâtre d’un récit de Segrais, en 1656, intitulé Les Nouvelles françaises ou les Divertissements

de la princesse Aurélie ; Isabelle Trivisani-Moreau rappelle qu’il s’agit, sous le nom d’Aurélie,

de la Grande Mademoiselle, que ses menées pendant la Fronde avaient conduite à un exil temporaire, et que c’est donc de sa retraite à Saint-Fargeau qu’il est question, in «L’extérieur déclencheur d’imaginaire », Le Génie du lieu. Des paysages en littérature, Éditions Imago, 2005, p. 89.

motifs de l’intériorité et du parcellaire qui s’opposent à ceux de l’extériorité et du global188. Le jardin n’est pas la petite forme de la nature, mais il s’en distingue par ses schèmes propres : « Le jardin n’est pas un intermédiaire, un fœtus, ou un germe de paysage, mais il livre, dans la forme de l’églogue, des bucoliques, de l’ode, les éléments de la constitution du champêtre. »189. Le jardin est un lieu clos dans lequel on est, alors que le paysage est un lieu dans lequel on n’est pas. Le jardin est un espace représenté (en littérature) suivant d’autres modalités que le paysage et implique un autre parti pris: le regard nostalgique sur un espace du dedans190. Représenter la nature sous la forme du jardin équivaut alors à adopter le point de vue que la littérature pastorale véhicule depuis l’Antiquité.

Même la forêt, dans l’œuvre de Colette, renvoie à cet espace intime et se conçoit comme un lieu de l’intériorité ; les bois de Montigny, dans le premier roman, sont propices à une sorte d’examen de conscience ; ils sont le lieu où la narratrice se retrouve avec elle-même. Le récit « Forêt de Crécy », prouve que la forêt est aussi ce lieu clos, intime, qui renvoie l’écrivain à sa propre intériorité. Gérard Farasse l’a démontré : « Le texte de Colette n’offre pas ce genre de connaissances abstraites, scientifiques […]. Il nous livre une connaissance sensible, nous propose une relation singulière entre un "objet" et un "sujet" […] une même respiration anime et la forêt et Colette. […]. Son texte est signé de l’intérieur. »191. Le jardin colettien n’est jamais livré sous une forme globale et totalisante, mais se compose de nombreuses petites touches éparses, tel le coq à l’âne floral du conte Le Dernier Feu, où les lilas, les violettes, les bourgeons du poirier ou du marronnier, l’iris, la giroflée, la fleur de pêcher, la pivoine se côtoient en un pêle-mêle discontinu. On est tenté d’y voir une technique impressionniste. Or Curtius192 rappelle que l’abondance des détails, la richesse des tons et des parfums est le bariolage convenu du locus amoenus de Théocrite et de ses successeurs.

On retrouve une identique relation constituante entre la narratrice et la nature dans les écrits de Lucie Delarue-Mardrus, qui dit que le jardin est le cadre de son âme profonde, ou encore d’Anna de Noailles, pour qui le moi et le jardin ne sont pas extérieurs l’un à l’autre, et qui intériorise la nature avec un panthéisme grandiloquent :

188 François Paulhan, L’esthétique du Paysage, 1931, p. 274.

189 Anne Cauquelin L’Invention du paysage, PUF, 2004, p. 55.

190 François Paulhan, op. cit. , p. 276.

191 Gérard Farasse, op. cit. , p. 57.

Être dans la nature ainsi qu’un arbre humain, Étendre ses désirs comme un profond feuillage, Et sentir, par la nuit paisible et par l’orage, La sève universelle affluer dans ses mains !193

Hortus conclusus

La sensualité exacerbée des poétesses de la Belle Époque a retenu l’attention de Jean de Gourmont, qui dit qu’elles ont fait de la nature un lit voluptueux, qu’elles s’y couchent, s’y roulent en se pâmant, appuyant leur chair nue contre la chair des fleurs, humant avec sensualité l’excitation des parfums : c’est de la pâmoison. Michel Decaudin dit que ce sont des femmes qui ne craignent pas de s’appeler « femelles » (le mot est de Catulle Mendès) de dire avec impudeur leurs frénésies sensuelles et leurs violences amoureuses à l’égard de l’un ou l’autre sexe.194 Or, c’est la nature qui permet de s’approprier le corps féminin et de le magnifier ; l’analogie joue un rôle certain dans cette appropriation : les comparaisons abondent, qui assimilent le corps féminin à un fruit, à une fleur ou à un arbre. C’est encore la nature, médium de la sensualité féminine, qui ouvre la voie de l’érotisme saphique, confondu parfois un sentiment maternel ou confraternel.

Ce lyrisme féminin répète à l’envi, ainsi que l’a dit Marcel Raimond, le prestige d’être soi, et la volupté nouvelle de chanter, en majeur plus souvent qu’en mineur et avec une franchise qui ne s’était pas encore vue, la part la plus secrète, la plus féminine d’elles-mêmes195. La nature sert une poésie du corps ; dans le système analogique de Colette, le cou sans pli et blanc de Léa est un « fût de bouleau », et le rouge à lèvre un « bâton de raisin ». Le portrait de sa fille, Bel-Gazou, atteste de ce système d’analogies qui unit le corps et le fruit en une même image :

193 In « Le cœur innombrable », op. cit. , p. 106.

194 « Colette et les Bacchantes de 1900 », op. cit. , p. 136.

Bel-Gazou, fruit de la terre limousine ! Quatre étés, trois hivers l’ont peinte aux couleurs de ce pays. Elle est sombre et vernissée comme une pomme d’octobre, comme une jarre de terre cuite, coiffée d’une courte et raide chevelure en soie de maïs, et dans ses yeux ni verts, ni gris, ni marron joue, marron, vert, gris, le reflet de la châtaigne, du tronc argent, de la source ombragée.196

Régine Detambel, qui dit que Colette a remplacé le dictionnaire analogique, celui des rimes, celui des métaphores et de la rhétorique par des herbiers d’enfance et des ouvrages de pomologie, a montré comment Colette usait abondamment de la flore pour décrire le corps féminin : « L’aveline, tintant comme un prénom féminin, est le fruit de l’avelinier, une sorte de noisette. Les œuvres complètes de Colette comptent quatre avelines, elles sont mûres. Toutes représentent le visage d’Annie. Le trouble, l’attendrissement de Colette sont avoués dans ce mot aveline. »197. Rézi, une autre femme troublante, a un teint de volubilis, une peau comme un duvet de pêche et elle sent la groseille. La voluptueuse M.198 de Nuit Blanche a des genoux frais comme des oranges. C’est avec gourmandise que Colette évoque le corps féminin, et c’est par le biais d’une nature heureuse et sensible que s’opère cette amoureuse symbiose. Nelly Sanchez a remarqué que, loin d’être asservies à leur sensualité, ces femmes s’en servent au contraire pour découvrir leur environnement et adhérer à celui-ci199. Elle illustre son propos par les vers d’Anna de Noailles :

Ô petite pelouse ronde,

Sein délicat et frais du monde, Je pose ma joue et ma main Dans ton suave chemin.200

Gérard d’Houville évoque avec une sensualité fragile son corps de femme :

196 Colette, « Bel-Gazou et la vie chère », Les Heures longues, Pl. II, p. 571.

197 Régine Detambel, Colette, comme une Flore, comme un Zoo, Stock, 1997, p. 34.

198 Il s’agit de Missy, alias "oncle Max", pseudonymes derrière lesquels se cache Mathilde de Morny, marquise de Belboeuf, dernière fille du duc de Morny.

199 « La Nature ou le miroir tranquille de la littérature féminine », op. cit. , p. 310.

Dans une terre rose et semblable à ma chair Modèle le contour de mon bien le plus cher : Mes petits seins égaux aux deux pointes aiguës.201

La nature enclose autorise l’expression, souvent peu aisée en littérature, d’un érotisme féminin. La nature accueillante, pour les bacchantes, est une fête à huis clos pour les sens, explique Nelly Sanchez. Or, depuis le Cantique des Cantiques, le jardin clos mêle les trois notions d’érotisme, de mysticisme et d’hermétisme. Érotisme féminin, mysticisme d’une quête originelle et hermétisme des amours saphiques, telles sont les pierres d’angle d’une écriture féminine début de siècle.

Le parfum de scandale des amours saphiques s’attache surtout à l’œuvre de Renée Vivien et entache beaucoup plus discrètement la poésie de Lucie Delarue-Mardrus ou de Gérard d’Houville. En 1903, Lucie publie le poème Si tu viens, hommage aux amours féminines :

Si tu viens, je prendrai tes lèvres dès la porte, Nous irons sans parler dans l’ombre et les coussins, Je t’y ferai tomber, longue comme une morte, Et, passionnément, je chercherai tes seins […]

Or, les lèvres au sein, je veux que ma main droite Fasse vibrer ton corps, instrument sans défaut Que tout l’art de l’amour inspiré de Sapho Exalte cette chair sensible et moite.202

Si Colette, dans son roman mémoriel Le Pur et l’Impur datant de 1931 évoque avec une grave sobriété la période de sa vie à Lesbos et sa liaison avec Mathilde de Morny qui dura de 1905 à 1911, elle tait, en revanche, dans les romans-journaux contemporains, sa vie commune avec la marquise. La série des Claudine, et c’est ce qui créera le scandale, montre les amours des deux institutrices, ou celles de la narratrice et de Rézy et affiche un ménage à trois. Mais ce sont principalement dans les trois textes, « Nuit Blanche » de 1907, « Jour Gris » de 1907 et « Le Dernier feu » de 1908, parus dans Les Vrilles de la vigne, et portant dans

201 Op. cit. , p. 3.

l’édition originale la dédicace Pour M., que Colette célèbre, à son tour, et plus discrètement que Renée Vivien ou Lucie Delarue-Mardrus, un érotisme saphique. Entre la journée heureuse passée au jardin et les retrouvailles nocturnes s’établit une continuité, qui fête le plaisir des sens :

J’entends bourdonner mon sang, ou bien c’est le murmure des jardins, là-bas…Tu dors ? non. Si j’approchais ma joue de la tienne, je sentirais tes cils frémir comme l’aile d’une mouche captive…203.

Le lit est un « vallon moelleux" » ou encore un « frais vallon », référence implicite au lit de verdure du Cantique des cantiques. Le saphisme se confond avec une nature symbiotique et répond à un certain mysticisme empreint de panthéisme :

J’ai frissonné, toute moite, toute ivre d’un plaisir sans nom parmi les hommes, le plaisir ingénu des bêtes heureuses dans le printemps…204.

Beaucoup plus tard, dans Le Pur et l’Impur, Colette revient sur cette période de sa vie ; elle met en avant l’esprit de caste, et évoque une sorte de parenté, unissant les êtres du même sexe ; elle y cite Renée Vivien soupirant : « Ô mes sœurs ». Mais dès La Vagabonde205, c’est déjà le sentiment d’une confraternité206 qui est mis en avant ; en effet, Renée défend la cause des lesbiennes, toujours incomprises de l’homme :

Deux femmes enlacées ne seront jamais pour lui qu’un groupe polisson, et non l’image mélancolique et touchante de deux faiblesses, peut-être réfugiées aux bras l’une de autre pour y dormir, y pleurer, fuir l’homme souvent méchant, et goûter, mieux que tout plaisir, l’amer bonheur de se sentir pareilles, infimes, oubliées…207

203 Colette, « Nuit Blanche », Les Vrilles de la vigne, Pl. I, p. 971.

204 Ibid., p. 971.

205 C’est la seule allusion au saphisme du récit, alors qu’à l’époque de la rédaction de ce roman-journal, Colette vivait avec Mathilde de Morny.

206 Mélanie E. Collado estime que si Colette fréquenta régulièrement le cercle de Natalie Clifford-Barney et eut une longue liaison avec la marquise de Belboeuf, le saphisme tient une place relativement réduite dans son œuvre, mais qu’en revanche, la complicité et l’amitié tiennent un rôle constant dans ses romans, puisque Colette y souligne de façon presque systématique le potentiel de solidarité féminine. Colette, Lucie Delarue-Mardrus, Marcelle Tinayre,

Émancipation et résignation, L’Harmattan, 2003, p. 87.

Hermétisme, dans la discrétion dont Colette entoure son texte, puisque dans ces trois contes, seul, un petit participe passé accordé au féminin, permet de deviner la destinataire, encore que le sentiment maternel de cette dernière atténue l’érotisme de la scène :

Tu me donneras la volupté, penchée sur moi, les yeux pleins d’une anxiété maternelle, toi qui cherche, à travers ton amie passionnée, l’enfant que tu n’as pas eu…208.