• Aucun résultat trouvé

Tension entre collaboration et compétition dans les alliances stratégiques et

1.2 Tensions d’objectifs et de logiques dans les organisations pluralistes

1.2.4 Tension entre collaboration et compétition dans les alliances stratégiques et

Selon Bouchikhi (1998 : 217-218, notre traduction), malgré qu’elles soient supposées faciliter la coordination des actions collectives de leurs membres, les organisations peuvent aussi être vues comme « des arènes politiques où les membres poursuivent des intérêts différents et luttent pour l’appropriation des produits de l’action collective. » En d’autres mots, les organisations sont souvent déchirées par le paradoxe collaboration-compétition. Certaines organisations pluralistes que sont les alliances stratégiques, tables rondes et autres initiatives de collaboration (Gray et Wood, 1991 ; Phillips, Lawrence et Hardy, 2000)18, apparaissent comme des terrains particulièrement propices à l’exacerbation de cette tension, notamment parce qu’elles supposent habituellement une gouvernance partenariale ou une collaboration entre organisations, dans un champ institutionnel inter-organisationnel (DiMaggio et Powell, 1983). De fait, une définition généralement admise de la collaboration est la suivante : « une relation coopérative entre organisations qui n’est basée ni sur le

18 Notre but n’étant pas de distinguer les différentes instances de collaboration possibles, nous

aborderons indistinctement alliances, partenariats, tables de concertations et autres instances de collaboration (en étant tout de même consciente qu’il s’agit de diverses formes de collaboration).

marché, ni sur des mécanismes de contrôle hiérarchique » (Phillips, Lawrence et Hardy, 2000 : 24, notre traduction)19. Selon De Rond et Bouchikhi (2004 : 66, notre traduction), « les alliances impliquent des individus qui apportent avec eux une pluralité d’intérêts, de valeurs, de loyautés, d’histoires, de préjudices et de préférences. Une telle pluralité soumet les alliances à des forces qui à la fois s’opposent et se côtoient. ». Tel qu’exprimé par Das et Teng (2000 : 85),

the simultaneous existence of cooperation and competition between the partners is an important characteristic of strategic alliances. Whereas competition can be defined as pursuing one's own interest at the expense of others, cooperation is the pursuit of mutual interests and common benefits in alliances.

Les nouveaux produits ou nouvelles technologies sont des objets communément repérés dans la tension collaboration-compétition des alliances stratégiques (Bengtsson et Kock, 2000 ; De Rond et Bouchikhi, 2004). En effet, le développement de nouveaux produits ou de nouvelles technologies est souvent la raison même du développement des alliances stratégiques, et ce développement est généralement précisé dans les études sur ces organisations (Bengtsson et Kock, 2000 ; Das et Teng, 2000 ; De Rond et Bouchikhi, 2004 ; Doz, 1996 ; Hamel, 1991). Or, malgré cette mention (souvent dans la description contextuelle du cas), le produit ou la technologie ne reçoivent généralement pas d’attention dans les sections subséquentes des études. Prenons par exemple l’article de De Rond et Bouchikhi (2004), dans lequel produit ou technologie sont laissés à l’extérieur des descriptions et analyses, centrées sur les relations et interactions humaines. Dans leur étude partant d’un cadre conceptuel autour de l’idée de co-opétition et offrant ainsi l’intérêt d’une considération simultanée des deux pôles de la tension collaboration/coopération et compétition (Chen, 2008), Bengtsson et Kock (2000) offrent plus de détails sur les produits développés dans le contexte de cette tension, mais cette attention nous apparaît plutôt accidentelle, puisque les auteurs ne font aucun cas du rôle pourtant crucial que semblent jouer ces artefacts dans la dynamique de tension20.

19 C’est donc dire à quel point la collaboration est envisagée à un niveau inter-organisationnel dans la

littérature en gestion. Nous verrons comment notre thèse propose qu’un autre niveau de collaboration soit étudié : l’intra-organisationnel. Plus particulièrement, nous verrons comment nous nous intéressons à un type d’entreprise donnant voix à divers types de parties prenantes au sein de ses instances de gouvernance organisationnelle, par l’internalisation de parties prenantes normalement exclues (par exemple, des clients, des membres de la communauté ou des fournisseurs) et par la participation formelle de représentants des travailleurs au conseil d’administration.

20 Notons que Bengtsson et Kock démontrent que des compétiteurs vont collaborer pour le

Les textes constituent un autre outil sociomatériel impliqué dans la tension entre collaboration et compétition. Dans les alliances stratégiques, les termes des ententes initiales peuvent avoir un impact important sur les phases subséquentes (Doz, 1996). Les textes nous sont apparus comme des outils sociomatériels répandus dans les études sur les initiatives de collaboration. Certains peuvent susciter le besoin de créer l’initiative ou l’instance; pensons au rapport Brundtland sur le développement durable, décrit comme « un facteur ayant précipité l’initiative canadienne en environnement » (Pasquero, 1991, notre traduction). Sous forme de déclarations communes ou de rapports finaux, les textes peuvent aussi, à l’opposé, constituer l’un des extrants de la collaboration (Driscoll, 1996 ; Turcotte, 1997 ; Turcotte et Pasquero, 2001). De tels textes peuvent contenir une certaine dose d’ambiguïté (par exemple, dans Turcotte et Pasquero, 2001) ou un fort degré de généralité (Driscoll, 1996). Tel que souligné par Turcotte et Pasquero (2001 : 461, notre traduction), « certains théoriciens des organisations ont proposé l’ambiguïté comme comportement stratégique approprié pour jongler avec la diversité d’objectifs de certaines organisations. » Cette ambiguïté n’est pas sans lien avec le rôle d’objet-frontière joué par certains outils textuels, notamment décrit par Bechky (2003) dans son étude des tensions liées aux identités professionnelles. Pour O’Mahony et Bechky (2008 : 426) :

In scientific and technical collaborations, participants create standards, methods, and objects to bridge the boundaries between different social worlds. Boundary objects have a common structure yet remain flexible in interpretation, which enables their use across worlds with different interests (Star and Griesemer, 1989).

compétition plus la R&D tirera à sa fin, afin de se préparer pour la compétition qui les attendra en termes de lancement du produit. Dans l’industrie laitière, les conteneurs pour le transport sont des outils de collaboration, alors que les entreprises luttent pour la vente des mêmes produits. L’exemple le plus intéressant se trouve selon nous dans l’industrie de la bière, dans laquelle l’état des bouteilles (pleines ou vides) détermine si les entreprises seront en compétition (bouteilles pleines, à vendre) ou si elles collaboreront (bouteilles consignées, vides, à traiter conjointement).

L’extrait suivant, tiré de l’étude de Bechky (2003) décrit plus spécifiquement l’action des objets-frontières dans les situations marquées par les tensions et conflits :

When problems arose in the building process, both drawings and machines were used as boundary objects between occupational communities to help solve them. Boundary objects are flexible epistemic artifacts that “inhabit several intersecting social worlds and satisfy the information requirements of each of them” (Star and Griesemer 1989, p. 393). In the case of EquipCo, the drawings were used as boundary objects between engineers and technicians because both of these communities had working knowledge of them and were comfortable with communicating via the drawings. (Bechky, 2003: 732)

Bien que le cas rapporté par Bechky démontre avec force le rôle médiateur que certains artefacts peuvent jouer, il s’en dégage tout de même l’impression que les outils sont des moyens subordonnés aux actions humaines. Seule exception repérée à cette tendance à l’instrumentalisation (ou carrément, au traitement des outils comme des figurants dans les situations étudiées) : l’étude, classique, de la mise sur pied du Museum of Vertebrate

Zoology de l’Université de la Californie à Berkeley, de Star et Griesemer (1989). Dans ce cas

mettant en lumière la nécessaire collaboration entre des parties prenantes multiples (biologistes, trappeurs, taxidermistes, collectionneurs, administrateurs, etc.), Star et Griesemer (1989) font ressortir comment certains outils textuels permettent de clarifier le fonctionnement d’un groupe hétérogène par le biais de standards et de méthodes.

Si plusieurs écrits sur la tension collaboration-compétition des alliances stratégiques et instances de collaboration regorgent d’outils sociomatériels, rappelons que tel ne fut pas le cas de chacun des articles recensés (dans certains cas de la rangée inférieure du tableau qui suit, nous avons dû déployer des efforts sentis pour retracer la sociomatérialité) :

Tableau 1.3 – Tension collaboration-compétition et outils

Tension Outil

Indirectement abordée (ou en conclusion des résultats)

Centrale à l’étude Outils

acteurs

Système de contrôle de gestion dans un réseau inter-organisationnel (Mouritsen et Thrane, 2006)

« Course handouts » dans la mise sur pied d’un musée impliquant plusieurs parties prenantes (Star et Griesemer, 1989) Outils

instruments ou symboles

Machines et dessins d’ingénierie dans une entreprise de haute technologie (Bechky, 2003)

Différents produits développés dans des alliances de co-opétition (Bengtsson et Kock, 2000)

Outils figurants

Code d’éthique dans une initiative

multistakeholder (Turcotte et Pasquero, 2001) Rapport Brundtland dans une initiative multistakeholder (Pasquero, 1991) Principes, plans d’action, arbres dans une initiative multistakeholder (Driscoll, 1996)

Coupons pour les écoles dans une coalition d’OBNL (Ospina et Saz-Carranza, 2005) Équipement, accord formel d’alliance (De Rond et Bouchikhi, 2004)

Propositions dans une initiative multistakeholder (Hardy et al., 2006)

Force est aussi de constater un certain biais pour le pôle « collaboration » de la tension. Telle observation ne devrait pas constituer une surprise, puisque les organisations étudiées visent, de facto, à faciliter la collaboration entre des acteurs divers.

De façon générale, dans la lignée d’Ospina et Saz-Carranza (2005), nous remarquons que la littérature sur la collaboration ne s’inscrit généralement pas dans une perspective d’acceptation des tensions inhérentes; plutôt, on cherche à établir des facteurs de succès21. Les tensions n’étant pas traditionnellement vues comme des indicateurs de la bonne marche des collaborations, on tente donc de réunir les pôles opposés dans une mission commune. Notre observation rejoint celle déjà effectuée par Trethewey et Ashcraft (2004 : 84), selon lesquelles

[m]uch of the literature on hybrid organizational forms, for example, suggests the pursuit of equilibrium or resolution, prioritizing “the reconciliation of heterogeneous partner operations” (Borys & Jemison,1989, p. 237), lest organizations dissolve into chaos (e.g., Oliver & Montgomery, 2000; Volberda, 1996). Wendt (1998) argues that the usual focus on resolution sees tension as a barrier to productivity, that managers must learn to bypass or minimize.[…] However, exclusive preoccupation with resolution is problematic, for it ignores the irrational realities of much organization practice and forecloses the productive possibilities of tension. Like Ferguson (1993), we suggest that a more appropriate response to tension can include finding ways to hold together necessary incompatibles.

Cette observation n’est pas sans rappeler l’une des conclusions de la recension sur la tension entre le social et l’économique dans les entreprises sociales et du tiers secteur. Malgré cette apparente volonté d’atténuation des tensions au sein des instances de collaboration, de nombreuses tensions et contradictions, d’un autre ordre, ont pourtant été relevées entre les recommandations émises par les chercheurs dans l’abondante littérature en collaboration inter-organisationnelle (Huxham et Beech, 2003). Huxham et Beech (2003) remarquent entre autres comment certains auteurs recommandent d’établir clairement, d’emblée, les objectifs de la collaboration avant de mener des actions, alors qu’à l’autre extrême, il est parfois conseillé d’agir rapidement, même si les objectifs communs n’ont pas été définis a priori. Pour eux, la solution ne réside pas nécessairement dans la résolution des tensions. En fait, aborder la gestion des tensions dans des perspectives alternatives à celle de la résolution est d’autant plus important que l’on reconnaît que les entreprises visionnaires

21 Les conditions de succès des collaborations ont été maintes fois mises en lumière, par exemple par

adoptent une approche embrassant les contradictions plutôt que de choisir entre un pôle et un autre (Collins et Porras, 1994, 2002). Selon Collins et Porras (1994 : 77-79), les compagnies hautement visionnaires

ne s’oppriment pas avec ce que nous appelons « la tyrannie du ou » - le point de vue rationnel qui ne peut aisément accepter le paradoxe, qui ne peut vivre avec deux forces ou idées apparemment contradictoires en même temps. La « tyrannie du ou » pousse les gens à penser que les choses doivent être A ou B, mais pas les deux. […] Au lieu d’être opprimées par la « tyrannie du ou», les entreprises hautement visionnaires se libèrent elles-mêmes grâce au « génie du et » - la capacité d’embrasser les deux extrêmes d’un certain nombre de dimensions au même moment. Au lieu de choisir entre A ou B, elles trouvent le moyen d’avoir à la fois A et B. […] En bref, une entreprise hautement visionnaire ne souhaite pas mélanger le yin et le yang en une [sic] cercle gris et peu distinct, qui ne serait ni hautement yin, ni hautement yang; elle tend à être distinctement yin et distinctement yang, les deux à la fois et tout le temps. Irrationnel? Peut-être. Rare? Oui. Difficile? Absolument.

En somme, il n’est pas surprenant que les recherches empiriques ayant fait des tensions dans les instances de collaboration leur thème central se fassent rares (Ospina et Saz- Carranza, 2005). Tout comme Trethewey et Ashcraft (2004), nous envisageons la résolution comme une option parmi d’autres pour réagir aux tensions et paradoxes organisationnels et souhaitons « faire de la façon de vivre avec les tensions (et non seulement de les éliminer) un sujet de recherche appliqué ».