La question de recherche centrale de notre thèse s’énonce comme suit :
Comment les outils sociomatériels médiatisent-ils les tensions dans une coopérative de solidarité?
Tel que spécifié d’emblée, nous aborderons cette question sous l’angle des outils et de la pratique, et dans une perspective du paradoxe qui permet d’accepter les tensions à la fois sur le terrain et dans nos analyses. Cette sensibilité sociomatérielle et la perspective du paradoxe ne sont pas sans conséquence pour nos orientations théoriques et notre cadre méthodologique. En effet, étudier les tensions, dans la pratique, en accordant aux outils sociomatériels une place d’acteurs potentiels nécessite une reconceptualisation du statut d’acteur, et donc de la notion d’agence. Vu notre volonté de nous inscrire dans la perspective du paradoxe (à la fois en ce qui a trait aux tensions sur le terrain et entre les théories), une telle reconceptualisation doit par ailleurs nous garder de glisser vers un pôle ou l’autre de la tension, classique dans les théories des organisations, entre agence (ou action) et structure (Poole et van de Ven, 1989). D’où notre première sous-question de recherche :
27 Lorsqu'ils ne les ignorent pas complètement, tout comme les acteurs au sein des organisations
étudiées, les chercheurs peuvent aborder les paradoxes théoriques selon diverses perspectives. Rappelons au passage les stratégies génériques relevées par Poole et van de Ven (1989) pour aborder le paradoxe (acceptation, séparation spatiale, séparation temporelle ou synthèse). Seule la première stratégie permet le maintien des pôles en tension sans recherche de synthèse ni de « progrès », de même que la reconnaissance du fait que les théoriciens n’ont pas à être en tous points logiques et que des points de vue opposés peuvent s’alimenter mutuellement...tout cela, au risque d’ambiguïtés et de malaises intellectuels face aux inhabituelles incohérences.
- Comment aborder les tensions et leur matérialité dans la pratique ?
Cette sous-question nous conduit à notre premier article, théorique, qui débouche sur une proposition conceptuelle et méthodologique répondant aux limites identifiées dans une recension des écrits sur la tension entre contrôle et autonomie (i.e. la nécessité d’accepter les tensions – donc d’une approche du paradoxe-, de comprendre les pratiques, mais surtout de faire place aux outils sociomatériels dans l’étude des tensions).
L’approche proposée dans l’article 1 guide le travail empirique et analytique au cœur des deux articles suivants, dans lesquels sont étudiées les tensions au sein d’une organisation pluraliste. Alors que la question centrale du premier article empirique (l’article 2) a trait aux tensions de gouvernance et au rôle des chiffres et outils chiffrés dans la dynamique collaboration-contrôle (Cornforth, 2004 ; Sundaramurthy et Lewis, 2003), le troisième article permet d’aborder les pratiques textuelles entourant la tension entre le social et l’économique. Les sous-questions auxquelles viennent répondre les articles empiriques sont les suivantes : - Quels rôles les chiffres et divers outils chiffrés jouent-ils dans la gestion des tensions
de gouvernance d’une coopérative multistakeholder? (article 2)
- Comment les pratiques textuelles inscrites dans les sites Internet d’une entreprise sociale médiatisent-elles la tension entre l’économique et le social ? (article 3)
En lien avec la recension des écrits, on voit ainsi que chacun des articles permet d’alimenter nos connaissances au sujet des pratiques sociomatérielles impliquées dans des tensions liées aux caractéristiques mêmes, constitutives des organisations pluralistes28 :
28 Tel que mentionné précédemment, vu leur pertinence dans la coopérative de solidarité, nous avons
choisi d’aborder ces deux caractéristiques de la définition de Denis, Langley et Rouleau (2007) (et non la troisième, ayant trait aux processus de travail basés sur les connaissances)
Figure 1.4 – Tensions, organisations pluralistes et organisation des articles
Caractéristiques de l’organisation pluraliste :
La coopérative étudiée Médiateurs Article Approche
Objectifs multiples
Tensions entre social et économique
Textes 3 Pratiques sociomatérielles
Lieux de pouvoir diffus Tensions de gouvernance (collaboration-contrôle) Chiffres 2 + Paradoxe (Article 1)
Dans le prochain chapitre, nous présentons le cadre méthodologique général qui oriente notre recherche (les détails seront abordés dans chacun des articles empiriques). Mais auparavant, le tableau suivant reprend les questions et sous-questions de la thèse, et offre une vision d’ensemble des articles qui la composent (et dont les détails seront précisés dans les articles comme tels) :
Tableau 1.7 – Les questions de la thèse et les articles
Comment les outils sociomatériels médiatisent-ils les tensions dans une coopérative de solidarité ? Sous-
questions de recherche
Comment aborder les tensions et leur matérialité dans la pratique?
Quels rôles les chiffres et divers outils chiffrés jouent-ils dans la gestion des tensions de gouvernance d’une coopérative multistakeholder?
Comment les pratiques textuelles inscrites dans les sites Internet d’une entreprise sociale médiatisent-elles la tension entre l’économique et le social?
Article 1. Exploring Tensions through Tools. A Methodological and Conceptual Proposition
2. Being Governed by Numbers? Dealing with Governance Tensions in a Multistakeholder Organization 3. Business as a Pretext? Managing Social-Economic Tensions on a Social Enterprise’s Websites Type d’article
Théorique Empirique Empirique
Niveau et unité d’analyse
Ne s’appliquent pas dans un sens méthodologique « classique »; recension et critique d’écrits ayant porté sur la tension entre autonomie et contrôle avec des lunettes de sociologie des épreuves
Rôles et natures des chiffres dans les tensions au CA (changeants, ce qui implique donc un suivi de leur évolution à travers le temps dans les tensions de gouvernance de la coopérative)
Pratiques textuelles dans deux sites Internet : un site régulier et un site transactionnel (de vente en ligne); analyse des sites réalisée à partir des tensions repérées dans la mission de l’organisation
Tensions centrales abordées
Tension entre autonomie et contrôle, et tensions théoriques (alimentées par les théories utilisées pour étudier les tensions)
Tension contrôle-collaboration de gouvernance entre le conseil d’administration et la direction de la coopérative
Tension entre le social et l’économique, aussi exprimée entre développement communautaire et commercial Cadre théorique Approche conceptuelle et méthodologique inspirée de la sociologie des épreuves (sociologie de l’acteur-réseau et économies de la grandeur) pour aborder les tensions dans la pratique et la sociomatérialité
Apports de la théorie de l’acteur- réseau. Résultats mis en relation avec les approches et théories de gouvernance.
Inspiré des stratégies (génériques) de gestion des paradoxes (Poole et van de Ven, 1989); communication
constitutive de l’organisation (CCO)
Sources de données
Recension d’ écrits sur la tension entre contrôle et autonomie dans les organisations
Données principalement tirées d’observations des réunions du CA et de procès-verbaux de réunions
Documents (les sites Internet comme tels) et leur mise en contexte via l’observation
Conversation théorique
Gestion des tensions et paradoxes, pratique, sociomatérialité
Gestion de la tension de gouvernance entre contrôle et collaboration; organisations pluralistes
Gestion de la tension entre l’économique et le social; pratiques textuelles stratégiques et CCO
Principales contributions
Proposition d'une approche pour l'analyse des tensions dans la pratique qui intègre la matérialité et accepte les tensions
empiriques et analytiques
Description du processus de construction des
chiffres/nombres comme importante partie prenante, médiatrice des tensions stratégiques de gouvernance ; mise en lumière de micro- stratégies associées aux nombres dans la tension contrôle-collaboration
Description de pratiques textuelles permettant d’aborder la tension entre l’économique et le social par une entreprise sociale ;
exploration de sites Internet comme espaces de
communication qui révèlent et ré-articulent des tensions organisationnelles.
Statut de l’article au dépôt de la thèse
En évaluation pour la Revue internationale de communication sociale et publique (numéro spécial, textes choisis, Journée d’étude L’organisation en mouvement (UQAM, déc. 2010); aussi présenté à l’atelier int’l Talk, Text and Tools (GéPS, HEC Mtl, août 2010)
En évaluation pour Organization Studies. Présenté à diverses étapes d’avancement aux conférences du CRESC (2009 – Object Matters) et de EGOS (2010; « Best Student Paper » de la conférence)
Accepté pour l’Academy of Management Conference (août 2011; Strategizing Activities and Practice Interest Group). Sera soumis pour un numéro spécial de Organization Studies (New Sites/Sights), juillet 2011
CHAPITRE 2 - CADRE MÉTHODOLOGIQUE GÉNÉRAL
Ce chapitre présente et justifie les grandes lignes du cadre méthodologique général (étude de cas en profondeur, qualitative, processuelle). Plus particulièrement, il met en lumière l’adéquation entre le type de questionnements et les choix effectués. Il présente aussi les biais potentiels et les efforts déployés pour les éviter ou les réduire dans la collecte des données.
Les questions qui animent notre démarche doctorale se prêtaient tout naturellement à une approche qualitative, approche permettant d’étudier des phénomènes en profondeur et dans le détail (Patton, 2002). Qui plus est, le peu de recherches empiriques ayant porté sur notre objet d’étude justifiait le choix d’une telle approche. Dans les prochains paragraphes, nous aborderons les éléments méthodologiques qui ont orienté la réalisation de notre recherche. Le but est ici est de présenter le cadre méthodologique général de notre recherche (les particularités méthodologiques propres à chaque article et les stratégies analytiques sont élaborées dans la section méthodologique de chacun des articles empiriques). Après avoir décrit notre stratégie de recherche, nous préciserons les choix d'unités d'analyse, d'échantillonnage et de sources de données et les critères pour juger de la qualité de notre recherche sur le plan méthodologique.