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Tendances traditionalistes versus tendances modernistes

3. Mecque ou Java : controverses dans l’islam javanais

3.1. Tendances traditionalistes versus tendances modernistes

Comme on vient de le voir, les communautés islamiques qui dirigent la centaine de mosquées existantes au Suriname sont généralement constituées de Surinamiens

132 Apud ARAÚJO, id., p. 93. 133 Apud ARAÚJO, id., p. 93.

descendants des immigrés venus de l’Inde britannique et de l’Île de Java, dans le sud- est asiatique. Ainsi, il existe une certaine identification entre la religion musulmane et les Surinamiens d’origine asiatique.

L’attachement aux traditions et pratiques religieuses islamiques issues de Java est à rattacher à ce que Clifford Geertz appelle « le mythe du centre exemplaire ». Il montre que les Balinais considèrent la « tradition » originaire de Java comme centrale et exemplaire. Dans le mythe fondateur de la civilisation balinaise, le royaume javanais oriental de Majapahit défait le roi de l’île de Bali, ce qui entraine la colonisation et le peuplement de l’île par des Javanais ; ainsi, ces derniers deviennent leurs ancêtres ; c’est pourquoi Java est apparue comme le modèle, le centre « divin » des Balinais134. En

ce qui concerne l’islam pratiqué par les Surinamiens d’origine javanaise, qui cherchent à conserver les traditions ancestrales, Java continue d’irradier leur modèle de spiritualité d’un negara135 authentique.

Or, au Suriname, l’islam javanais continue d’être influencé par les tendances islamiques de l’Indonésie. Tout comme dans l’archipel, il contient les deux catégories présentées par Geertz pour distinguer les deux modèles opposés d’islam présents à Java : l’abangan, qui représente les Musulmans aux notions préislamiques et immergées dans les « traditions » du bouddhisme, de l’hindouisme et de l’animisme ; et les santri, une minorité qui suit un credo musulman orthodoxe moderniste136.

À ce titre, l’islam en Indonésie connaît deux grandes organisations, qui représentent les variantes abangan et santri : la Nahdatul Ulama, la plus grande organisation islamique traditionnaliste, fondée en 1926, qui rassemble les Musulmans traditionnalistes (abangan)137 ; et la Muhammadiyah, la plus grande organisation

musulmane moderniste, fondée en 1912, représentant la tendance moderniste/réformiste (santri). En plus des Musulmans traditionnalistes et

134 GEERTZ, Clifford. Negara : o Estado teatro no século XIX. Lisboa : Difel ; Rio de Janeiro : Bertrand,

1991.

135 Negara, dans son sens le plus large, désigne la civilisation, plus précisément celle de la ville, de haut

rang et qui détient l’autorité politique. Son opposé est la desa, qui, aussi dans son sens le plus large, définit le monde rural, celui du rentier, du peuple (Geertz, id., p. 14).

136 GEERTZ, The religion of Java, op. cit. 137 Ib.

modernistes, la diversité religieuse du pays compte aussi des Protestants, des Catholiques, des Juifs, des Hindous, des Bouddhistes et des Animistes.

Les événements touchant l’islam indonésien ont influencé (et influencent encore) de manière décisive l’islam javanais pratiqué au Suriname. On retrouve ainsi la polarisation entre tendances traditionnalistes et réformistes, ainsi que les discussions sur la terre-mère originelle des Javanais : la lointaine Java. Comme on vient de le voir, la FIGS est en consonance avec la Nahdatul Ulama (abangan) traditionaliste : elle prêche l’appel communautaire, la préservation des « traditions » et de la culture javanaise, ainsi que la pratique d’un islam javanais, partant du principe que les Musulmans du monde entier possèdent des particularités culturelles selon leur région d’origine. Ces Musulmans traditionnalistes pratiquent donc un islam « à la javanaise » ; ils vont à la mosquée avec des vêtements « traditionnels » javanais (lesquels, au Suriname, sont perçus comme vêtements liturgiques ; voir figure 11). À l’inverse, la SIS représente le mouvement réformiste, parfois appelé moderniste, et est en consonance avec la Muhammadiyah indonésienne et avec les mouvements réformistes arabes. Elle choisit de suivre un islam originel et universel, et pour cela elle en écarte les vestiges de la tradition javanaise.

Figure 11 : Musulmans javanais en prière dans la mosquée de la Fédération des Communautés Islamiques au Suriname (Federatie van Islamitische Gemeenten in Suriname —

Dans la querelle surinamienne autour de l’importance donnée au lien étroit entre l’islam avec le groupe ethnoculturel javanais, le fait emblématique qui distingue les deux tendances est la direction des prières : il ne fait aucun doute que tout Musulman doit se tourner vers la Mecque pour prier, la question concerne le sens que l’on doit adopter pour se diriger vers elle : vers l’est ou vers l’ouest ? Les traditionnalistes prient vers l’ouest ; les réformistes, vers l’est.

Cette dispute trouve son origine dans la manière dont les immigrés javanais sont arrivés au Suriname. Entre 1890 et 1939, les Pays-Bas ont embauché des ouvriers javanais pour travailler en Guyane Néerlandaise, comme elle s’appelait alors. L’immigration des Javanais fait partie d’un mouvement plus vaste d’embauche de main- d’œuvre venue de Java et envoyée vers diverses régions de l’archipel malaisien, mais l’immigration vers la Guyane Néerlandaise se distingue des autres par son caractère collectif. Au Suriname, son influence peut par exemple être observée dans les noms de certaines villes, comme Sidodadie, Kampong Baroe ou Malang, situées dans le district de Saramacca.

Cette migration vers la colonie néerlandaise a délocalisé les Javanais du Sud-Est asiatique vers les Amériques, ce qui a changé leur position géographique et, par conséquent, a interféré dans l’interprétation de la Qibla, la direction de la Mecque. En Indonésie, les Javanais s’orientaient selon la position du soleil pour se tourner vers la Mecque pendant les prières ; comme le soleil se lève à l’Est et se couche à l’Ouest, à Java la direction de la Mecque coïncide avec celle du coucher du soleil, à l’Ouest, et quand ils sont arrivés au Suriname, ils ont continué à prier dans cette direction, alors que la Mecque se trouve de l’autre côté (figure 12) 138.

Par le contact avec les Musulmans Hindustani installés antérieurement dans la colonie, une partie d’entre eux (les réformistes) a adopté la direction de leurs prières, vers l’Est ; une autre partie (les traditionalistes javanais), résistante aux changements, a maintenu les prières vers l’Ouest, et prie encore aujourd’hui dans cette direction. Dans le quotidien, simplifiant l’allusion aux tendances traditionnalistes et réformées,

les Javanais font simplement référence aux « mosquées de l’Ouest », celle qui prient vers le couchant, et aux « mosquées de l’Est », qui prient en direction du Levant.

Figure 12 : Direction de la Mecque depuis Java et depuis le Suriname. La flèche rouge indique la direction de la prière pour les Musulmans surinamiens à tendance réformiste ; les

flèches noires indiquent la direction que prennent les Musulmans de l’Île de Java et les Musulmans surinamiens à tendance traditionnaliste javanaise, dans leur majorité descendants

d’immigrants venus de cette île (LES STATS DU MONDE, 2014).

Dans l’étude des deux tendances, j’ai recours à la méthode de construction de modèles — traditionnel et moderne, selon la typologie de Clifford Geertz139 — à des

fins d’interprétation de la réalité. Mais il ne faut pas perdre de vue que les organisations SIS et FIGS sont des archétypes (ou type pur) des positions réformistes et traditionnalistes, autrement dit, en termes wébériens, deux « idéaux types 140 ».

Cependant, entre les deux positions se trouve un spectre de pratiques qui préservent ou excluent, plus ou moins, les traditions de Java. Par exemple, dans les communautés qui ont changé la direction de leurs prières (de l’Ouest vers l’Est), les traditions et les croyances javanaises n’ont pas été complètement altérées, et composent un cadre de communautés plus ou moins réformées ; ainsi, il serait inapproprié de parler,

139 GEERTZ, The religion of Java, op. cit.

140 WEBER, Max. Metodologia das ciências sociais. São Paulo: São Paulo : Cortez, [1922] 2001, parte 1 ;

JASPERS, Karl. Método e visão de mundo em Weber. In : COHN, Gabriel (org.). Sociologia : para ler os

aujourd’hui, au Suriname, d’un islam réformiste, orthodoxe et arabe, et d’un autre traditionnel, hétérodoxe et javanais. Il s’agit en réalité de tendances réformistes et de tendances traditionnalistes.

Les deux courants de l’islam javanais au Suriname suivent des lignes traditionnelles différentes, en fonction des traits historiques de référence auxquels la communauté est liée. Le courant réformiste, orienté par l’orthodoxie religieuse, recherche ses liens spirituels et ses valeurs morales dans le Coran, dans les Hadiths141, et dans la

communauté musulmane constituée dans la Péninsule Arabique du VIIème siècle, à

l’époque du prophète Mahomet. Le courant traditionnaliste, basé sur un islamisme hétérodoxe (selon ses détracteurs) trouve ses références non seulement dans le Coran mais aussi dans la « tradition » de Java apportée par leurs ancêtres. Dans ce courant, l’auto-affirmation communautaire et l’importance donnée aux symboles d’appartenance communautaire renforcent la résistance aux changements par rapport aux « traditions » javanaises.

Il y a, de fait, concurrence entre les deux « traditions », chacune contestant la légitimité de l’autre. Ainsi, le président de la FIGS, Johnny Pairan Kasiman, affirme, défendant par là sa position traditionnaliste, que sa communauté est formée de Musulmans javanais, et non de Musulmans arabes. De même, un Musulman javanais, interviewé en 2007, s’est montré préoccupé par la difficulté que rencontre la nouvelle génération à apprendre la langue de ses parents et à préserver la culture javanaise :

Tu pries en arabe, tu étudies en arabe, tu parles arabe, mais tu n’es pas arabe. […] Nos parents sont venus d’Indonésie, c’est ça notre culture, alors mon père dit : " Ça c’est notre culture, notre identité, nous devons donc préserver notre culture. Tu pries en arabe, tu parles arabe et tu oublies ta propre culture." Jusqu’à un certain point, je suis d’accord. […] Ils vont à la mosquée, ils parlent arabe ; ils vont à l’école, ils parlent hollandais ; ils vont dans la rue, ils parlent surinamien. De nos jours peu de jeunes parlent javanais. Ils négligent leur langue maternelle142.

141 Texte qui inclut des traditions relatives aux dires et faits du prophète Mahomet, pris comme exemple

par les Musulmans.

Pour lui, la mosquée devrait être un lieu de reproduction de la culture javanaise, ce qui inclut l’usage de la langue javanaise, étant donné qu’il y a de moins en moins d’espace pour la pratiquer. Ainsi, il est d’accord avec le fait que les prières soient faites en arabe, mais les rites traditionnels, comme les explications du Coran, devraient être faits en javanais ou, au cas où les plus jeunes ne le comprendraient pas, en néerlandais.