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Le rôle des origines

4. Anciens et nouveaux Chinois

5.2. Le rôle des origines

Si d’un côté les Brésiliens sont actuellement en marge des structures politiques locales, quand ils évoquent les groupes ethnoculturels présents dans le pays, ils se mettent invariablement dans une situation similaire, soulignant leurs propres caractéristiques, comme s’ils occupaient un espace spécifique parmi les autres groupes. Dans cette recherche de reconnaissance surgissent alors des descriptions qui célèbrent l’aspect mythique de leur arrivée en tant que pionniers du progrès, ayant fait passer le Suriname d’un état de retard économique et social à celui d’une nouvelle prospérité. Tout comme les autres groupes, ils construisent une origine mythique basée sur la

214 CARDOSO DE OLIVEIRA, Roberto. Caminhos da identidade : ensaios sobre etnicidade e

multiculturalismo. São Paulo : Ed. Unesp ; Brasília : Paralelo 15, 2006.

215 HÖFS. Carolina Carret. Yu kan vertrouw mi : você pode confiar. Mémoire de master, 173 p. Brasília,

migration, un caractère salvateur et un ethos spécifique pour le groupe. Höfs a aussi abordé le discours des Brésiliens, qui évoque l’influence du développement arrivé à Paramaribo à partir de leur installation :

La ville est alors devenue le point de départ et d’arrivée de nombreux Brésiliens qui, à Klein Belém, ont établi des hôtels, des bars, des restaurants, des boutiques de vêtements, des entrepôts, des salons de beauté, des orfèvreries, des magasins d’achat d’or, des boucheries, des supermarchés, des laveries, des boulangeries, des cabinets de médecins, des centres de radio et de téléphone, en plus des fêtes et des partenaires sexuels. De plus, beaucoup d’accords de travail ont été faits dans la ville, où les propriétaires des machines cherchent des hommes et des femmes pour travailler leurs terres216.

Pour autant, les caractéristiques évoquées par les Surinamiens quand ils parlent des Brésiliens sont bien différentes de celles que ces derniers rapportent quand ils parlent d’eux-mêmes. Même si les premiers mentionnent des attributs positifs, en général liés au monde du travail (l’habilité au travail de construction, le zèle dont ils font preuve et l’ardeur pionnière dans la recherche d’or aux confins de la jungle, entre autres), ils évoquent aussi des caractéristiques culturelles (qui seraient intrinsèques à la culture du Brésilien) indubitablement négatives, comme la vocation à la prostitution et l’infidélité conjugale des femmes, ou encore la rudesse et le tempérament agressif des hommes. Cette inclinaison à attribuer des valeurs négatives à un groupe spécifique est discutée par Norbert Elias et John Scotson dans leurs analyses du regard que porte le groupe établi sur le groupe outsider et la vision que chaque groupe a de lui-même, par laquelle ils inscrivent les attributs qui sont évoqués par les premiers à propos des derniers217. Selon ces auteurs, le groupe établi tend à extrapoler les caractéristiques de

la minorité « anomique »218 (la « pire » part) des outsiders, comme si elles étaient la

propriété de l’ensemble du groupe. À l’inverse, l’image que les établis se font d’eux-

216 Ib., p. 106-107.

217 ELIAS ; SCOTSON, Os estabelecidos e os outsiders : sociologia das relações de poder a partir de uma

pequena comunidade, op. cit.

218 Le terme a été introduit par Émile Durkheim dans De la division du travail social (Paris : PUF, 2013) et

postérieurement mobilisé par le même auteur dans Le suicide : étude de sociologie (Paris : PUF, 2013), dans lesquels il aborde le dysfonctionnement de la société. Il utilise le terme anomie au sens strict quand il traite de la régularité statistique du suicide.

mêmes tend à s’appuyer sur sa minorité « nomique » (la « meilleure » part, ou part « exemplaire »)219.

Dans un scénario où l’origine est couramment évoquée et où les frontières culturelles (ou « limites culturelles », comme préfère les appeler Cardoso de Oliveira220) sont présentes dans les relations sociales quotidiennes (écoles, cimetières,

institutions religieuses, etc.), réfléchir sur cette réalité c’est réfléchir sur soi-même. En ce sens, pour un Brésilien, penser l’ethnicité au Suriname, c’est penser l’ethnicité au Brésil. Comme le dit Geertz :

L’anthropologie est en vérité une science astucieuse et trompeuse. C’est quand elle semble être le plus délibérément éloignée de nos vies qu’elle en est le plus proche ; quand elle semble parler de manière plus insistante sur le distant, l’étrange, le lointain ou l’idiosyncratique, elle semble aussi parler du proche, du familier, du contemporain et du générique221.

Le discours qui lie l’origine d’un peuple déterminé au « mélange » avec des peuples originaux est récurrent : les Anglais seraient le résultat du mélange entre Celtes, Romains, Anglo-Saxons, Jutes, Vikings et Normands ; les ancêtres des Portugais auraient été les Galliques, les Alanis, les originaires lusitaniens, les Celtes, les Romains, les Visigoths et les Maures. Un exemple plus récent est le cas du Créole du Cap-Vert : selon Miguel Vale de Almeida, dans les années 1930 et 1940, dans ce pays, le métissage a commencé à être évoqué comme aspect de l’identité vraiment locale face aux « Blancs de la terre » (l’élite coloniale d’ascendance et de culture portugaise) et les élites littéraires ont commencé à identifier la créolité comme un synonyme d’ethnicité et de

219 ELIAS ; SCOTSON, Os estabelecidos e os outsiders : sociologia das relações de poder a partir de uma

pequena comunidade, op. cit.

220 Roberto Cardoso de Oliveira (Caminhos da identidade : ensaios sobre etnicidade e multiculturalismo,

op. cit., p. 101) préfère « limite culturelle » parce qu’elle exprime de manière plus appropriée le sens du

terme que Fredrik Barth emploie, « frontière culturelle », car, pour lui, le terme « frontière » devrait être réservé pour exprimer le concept traditionnel de « frontière politique ».

nationalité222. Dans ce contexte, célébrer l’identité capverdienne en tant que métissage

(créole) est alors un acte politique.

Tandis qu’au Brésil l’identité s’est construite avec l’idéal du métissage, duquel nait un « nouveau » peuple brésilien223, au Suriname elle est constituée sur le principe du

maintien des différences des groupes ethnoculturels, bien qu’il existe aussi des Métis dans le pays.