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TEMPS ET RÉCIT : LA VIE À L’ENVERS

Distension et dispersion : temporalités dans le théâtre

V. TEMPS ET RÉCIT : LA VIE À L’ENVERS

Ces perturbations grammaticales locales vont de pair avec un mou- vement de dispersion et d’éparpillement au niveau de la construction dra- matique. Or, le rapprochement avec le Livre XI des Confessions permet aussi de confronter le théâtre novarinien à certaines approches théoriques du temps littéraire, notamment Temps et récit de Paul Ricœur. À partir d’une mise en dialogue des Confessions d’Augustin et de la Poétique d’Aristote, Ricœur trouve dans la mimésis narrative, et plus particulièrement dans la notion de mythos (mise en intrigue), un principe de concordance qui consti- tue une réplique à la distentio animi d’Augustin13

. En transformant la pensée aristotélicienne de l’action tragique en théorie du récit, Ricœur laisse de côté ce qui fait la spécificité de l’expérience théâtrale du temps, c’est-à-dire, pour citer la « Lettre aux acteurs » de Novarina, le fait qu’un spectacle est « une durée, une dure épreuve des sens » (TP, p. 17-18). En outre, la solution nar- rative aux apories de l’expérience temporelle ne convient guère au théâtre profondément anti-aristotélicien de Novarina. Celui-ci refuse la Représenta- tion au nom de l’Action (DV2, p. 277), et critique toute « la vieille économie du théâtre » qui veut « tenir le compte exact de tout ce qui rentre et sort,

13. Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Éditions du Seuil, coll. L’Ordre philosophique, 1983- 1985, vol. 1, p. 55.

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alors que ça devrait défiler perpétuellement dans la scène noire du monde » (TP, p. 34).

La temporalité du théâtre novarinien, si elle évite la ligne droite, n’est pas pour autant un enchaînement au hasard d’épisodes et de paroles. Ce théâtre part de l’ordre que nous entendons dans le temps (DP, p. 36) pour exécuter un travail complexe sur le temps et l’espace :

Le temps est la matière du théâtre, l’étoffe à travailler : tissée par les acteurs, par leurs paroles, leurs silences, leurs syncopes, leur retour et leurs sauts, leurs éclipses, leur ralenti et leur précipité. Le temps est une étoffe qu’il faut travailler, coudre et découdre ; il faut aller profond dedans, avec les mains, l’aérer, la renverser et l’ouvrir ; y percer de nouveaux raccourcis, y tracer de nouvelles ambulations, de nouveaux passages non vus... Il y a sur le théâtre un nouveau lieu à voir sur la terre, une autre maison, une autre façon d’habiter ici. (LC, p. 9)

Si, selon Ricœur, le récit est le « pro-position d’un monde suscep- tible d’être habité14

», le théâtre de Novarina construit une autre forme de demeure fragile en passant par le sacrifice ou par le niement du temps15:

passage par le négatif qui procède non de manière aléatoire mais en zigzag, dans un ordre « analogique, réversible, mystérieux, dicté et cependant d’un seul tenant » (LC, p. 11).

Si l’agencement des éléments du drame novarinien ne correspond pas au modèle narratif de concordance-discordance que propose Ricœur, on peut néanmoins parler d’un mouvement de configuration et de défiguration du temps qui passe parfois par certaines formes de narrativité. La structure des pièces de Novarina a été analysée en termes de figures géométriques et de parole arithmétique16, ou en faisant appel à la notion d’ordre rythmique17. Il

me semble également possible d’identifier plusieurs modes de configuration temporelle dans ce théâtre. La modalité la plus proche de la narrativité est sans doute le récit de vie disloqué dont nous trouvons un exemple important dans Le Discours aux animaux. Ce pseudo-récit maintient certains éléments d’une construction chronologique familière (« le lendemain », « puis », « ensuite ») tout en déformant les marqueurs temporels à travers des dates telles que « Nuit du 37 janvier au 60 octobre » (DA, p. 35) ou des formes grammaticales comme « J’ai nacu » (DA, p. 14). L’ordre narratif combine

14. Ibid., vol. 2, p. 150.

15.« Ne pas oublier, n’oublier jamais le niement du temps. Le temps pulsif, réversible, pulsant, spasmé, discontinu, le temps contre toute attente : il peut se retourner sur lui et aller à l’envers, sauter les marches ; le temps quittant la mesure, sautant les degrés. Le temps par-dessus les chiffres. Le spectateur au théâtre attend ça : qu’on lui démesure le temps ; il attend le temps salvateur, saltatif, exultant : le temps du retournement de la mort à la vie. »Novarina, «Lettre à Enikö Sepsi », art. cit., p. 145-46.

16. Céline Hersant, « “Je cherche la quadrature du langage” : Novarina géomètre », in Jourde (dir.), op. cit., p. 15-32.

17. Enik˝o Sepsi, « L’ordre rythmique de la parole jetée dans l’espace ou le cérémonial novari- nien », in Sepsi (dir.), op. cit., p. 9-18.

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DISTENSION ET DISPERSION

renversement chronologique et contradiction logique : « Exécuté et acquitté, je fus saisi neuf mois plus tard, jugé et libéré, pendu et présumé enfant » (DA, p. 21).

La deuxième configuration principale est celle du temps cyclique, itératif, qui gouverne dans Le Drame de la vie la frénésie des naissances, des engendrements et des décès, des entrées et des sorties. Le temps s’y voit pulvérisé, mais aussi rythmé par une logique de répétition et de retour poussée jusqu’au point de l’absurde. Cette temporalité cyclique est aussi celle de la cérémonie, du rituel répété. En ce sens elle se rapproche de la litanie, même si celle-ci s’apparente aussi à la troisième configuration que je voudrais relever, celle de l’énumération ou de la liste.

La liste combine une volonté d’épuisement et la possibilité de proli- fération infinie. Il peut s’agir de l’énumération d’une classe, comme pour la liste des 1111 oiseaux qui conclut Le Discours aux animaux (DA, p. 321- 328), ou la liste des définitions de Dieu dans La Chair de l’homme (CH, p. 382-402) ; dans ce dernier cas l’ordre achronologique de la liste aplatit l’histoire de la théologie afin de souligner la multiplicité des conceptions. Dans le monologue de L’Infini romancier dans L’Opérette imaginaire, la liste fonctionne de manière anti-narrative : au déroulement syntagmatique du récit s’oppose le déploiement du paradigme « parler » (OI2, p. 164-173). Pour citer un dernier exemple, Le Veilleur dans la deuxième scène de Vous

qui habitez le tempsoffre un relevé de choses vues et lues à Paris, liste qui comprend « une quatre Renault citron-bleu-vert » et « une femme parfois poussant caddy » (VHT, p. 11). Si ce texte apparaît comme une parodie de l’écriture de l’« infra-ordinaire » de Georges Perec – description en « temps réel » du passage des êtres et des choses18– l’inventaire de Novarina vire

au surréel (« un homme massif, suivi de la Femme au pantalon mort »). Le temps dérape, en se projetant dans un espace qui n’est plus celui du quotidien, et Le Veilleur tombe de son promontoire.

Une quatrième configuration apparaît dans le dialogue, forme d’échange orienté vers un telos épistémologique. La succession temporelle de la parole est supposée correspondre ici à une progression logique ; pourtant le fil thématique et argumentatif est sans cesse rompu par des sauts et des renversements qui sont aussi une forme du comique.

Cette brève typologie n’épuise pas les formes de temporalité qui déterminent la construction du drame chez Novarina. Mais elle montre bien la logique d’éclatement et de renversement qui gouverne cette présentation du temps, dont la phrase « Passé adviens ! futur revenez ! » (OR, p. 183) pourrait servir d’emblème. Dans son traitement du temps Novarina reste fidèle à sa vocation de renverseur profond (PM, p. 82).

18. Voir Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Paris, Christian Bourgois, 1982.

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CONCLUSION : LE TEMPS SAUVEUR ?

La réponse de Valère Novarina aux apories de l’expérience du temps, à la distentio animi augustinienne, consiste à opérer une dispersion extrême du temps, un éclatement joyeux qui libère la scène et le spectateur du temps chronologique (chronique, comme le dit Novarina). Les dernières pages de Devant la parole développent ainsi la notion du « salut par le temps » (DP, p. 170), l’idée du temps sauveur qui « vient libérer la matière en la consumant » (DP, p. 169). Le théâtre de Novarina nous offre ainsi une expérience du temps qui est à la fois agonistique et extatique, destructeur et délivreur, et dont la forte tension tourne en dispersion extatique et tourbillon joyeux. C’est la joie perpétuelle de Panthée dans L’Origine rouge :

L’espace et le temps me semblent à trous et à tourbillons : je puis disparaître en chaque instant du temps ; à chaque pas, sombrer dans l’espace, disparaître en chaque point à tout instant : ce qui me cause une joie perpétuelle dont je n’aurais pas dû te parler. (OR, p. 76)

Cette vision du temps renverseur et libérateur permet d’éclairer la phrase énigmatique de la banderole qui marque la fin de L’Origine rouge, « LE TEMPS NOUS TUE PAR AMOUR » (OR, p. 204). C’est dans et par le temps que les choses et les paroles s’aimantent et s’attirent dans « un mouvement amoureux » (LC, p. 58). Le théâtre nous révèle la possibilité d’habiter ce temps qui nous emporte, nous divise et nous accueille.

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OLIVIER DUBOUCLEZ, UNIVERSITÉ DE LIÈGE, BOURSE MARIE-CURIE COFUND