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Distension et dispersion : temporalités dans le théâtre

I. L’ ANIMAL DU TEMPS

Dans le théâtre de Valère Novarina, l’homme est l’animal qui à la fois habite et n’habite pas le temps. Habité, mangé par le temps, il est aussi mangeur et renverseur du temps1. Il se présente sur une scène qui est

toujours « au présent d’apparition » et où « [t]outes les actions sont tirées de force au présent » (PM, p. 7, p. 60). Sur la scène novarinienne, le temps est toujours ici et maintenant – et il n’est nulle part.

Passeur de parole, l’homme est aussi l’animal du temps2, composé de

temps, divisé par sa triple relation au passé, au présent, et à l’avenir : « Le passé m’a trompé, le présent me tourmente, l’avenir m’épouvante » (DV2, p. 34 ; OR, p. 187 ; EF2, p. 47 ; VS, p. 238)3. Devenue leitmotiv dans le

théâtre de Novarina, cette phrase se fait tantôt comique, tantôt tragique – parole de chanson en hexasyllabes ou alexandrin et demi. À la fois banale et profonde, la formule propose un découpage tripartite tout en renvoyant à la continuité affective qui unit les trois aspects de la présence du temps pour l’esprit humain. Les trois modalités de l’expérience du temps engagent les facultés sensorielles et intellectuelles : jugement porté sur le passé, douleur physique ou morale liée au temps présent, prévision orientée vers l’avenir. Le théâtre novarinien rencontre ainsi la célèbre question formulée par saint Augustin dans le livre XI des Confessions : « Qu’est-ce donc que le temps4? » Augustin critique l’usage qui nous fait parler de trois temps : le 1. « Le temps les mange tout » (DV2, p. 233) ; « Temps, sois mangé ! » (VS, p. 122).

2. Nom de personnage dans plus d’une pièce de Novarina (Je suis, Le Drame de la vie),

L’Animal du tempsest aussi le titre de l’adaptation pour la scène du Discours aux animaux (créée par André Marcon au théâtre des Bouffes du Nord le 19 septembre 1986 ; publiée en 1993).

3. Dans Le Vrai sang, il s’agit d’une phrase tatouée – inscription-cicatrice – sur le dos d’un personnage ; selon Valère Novarina cet épisode avait son origine dans une histoire vraie, lue ou entendue. Valère Novarina, Entretien avec Mediapart à propos du Vrai sang, vidéo, 15 janvier 2011, URL : http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/130111/valere-novarina-le-langage- est-offensif.

4. Saint Augustin, Les Confessions, in Œuvres, I, trad. Patrice Cambronne, éd. Lucien Jer- phagnon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, XI, xiv, 17 (désormais abrégé en Conf.). Le texte latin est cité de Confessiones, éd. James J. O’Donnell, Oxford, Oxford University Press, 1992, URL : http://www.stoa.org/hippo/.

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LITTÉRATURE

DISTENSION ET DISPERSION

passé, le présent, et le futur. Or le passé et le futur ne « sont » pas, « puisque le passé n’est plus, et que le futur n’est pas encore » (Conf. XI, xiv, 17). Quant au présent, « s’il restait toujours présent sans se transformer en passé, il cesserait d’être “temps” pour être “éternité”. Si donc le présent, pour être temps, doit se transformer en passé, comment pouvons-nous dire qu’il “est”, puisque son unique raison d’être, c’est de ne plus être – si bien que, en fait nous ne pouvons parler de l’être du temps que parce qu’il s’achemine vers le non-être ? » (Conf. XI, xiv, 17).

S’il y a bien trois modalités du temps, affirme Augustin, celles-ci constituent en réalité trois modalités du présent, « le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur » : « Le présent du passé, c’est la mémoire [memoria] ; le présent du présent, c’est la vision directe [contui-

tus] ; le présent du futur, c’est l’attente [expectatio] » (Conf. XI, xx, 26). Novarina reprend et transpose ce questionnement dans des termes qui restent parfois très proches de ceux des Confessions, notamment dans les dialogues philosophiques de Je suis :

LE DOCTEUR PLEINIER

Mesdames, messieurs, écoutez ce qui m’arrive : mon passé n’est plus et l’avenir ne m’est pas parvenu. Où est le présent ? Maintenant. Mais dans maintenant, est-ce qu’il est dans le main dans le te dans le nant ? Maintenant que c’est le moment présent, où est-il ? dans le où ou dans i de ici ? (JS, p. 78-79)

À la tripartition augustinienne de la mémoire, l’attention, et l’attente, Novarina substitue souvent le trio déception, souffrance, terreur – mémoire amère, présent intolérable, avenir effrayant. Atteint d’une atrophie d’idéation et d’imagination, le personnage novarinien ne voit dans le passé et l’avenir que le prolongement d’une expérience angoissante du présent. Il est pris dans un présent perpétuel sans pour autant pouvoir fixer, ou clouer le temps :

LE CONTRESUJET & L’ILLOGICIEN « Fixons le présent au clou de l’instant !

Oublions le passé qui nous a trompés ! Restons aujourd’hui : car il est ici ! »

Action de clouer(OR, p. 182)

Aujourd’hui est ici ; et pourtant : « À quoi bon parler du temps quand il est jamais là ? » (OR, p. 182). L’homme se contente alors de mimer le rituel absurde d’une capture du temps5, se voyant pris entre un temps qui ne

prend jamais fin et un temps qui, selon le personnage du « Mort » dans Le

Drame de la vie, « n’existe pas » (DV2, p. 31). C’est cette aporie de l’être et du non-être du temps que je tenterai d’élucider à partir du livre XI des

Confessionsd’Augustin. Il s’agira ensuite d’interroger, à partir de cette mise

5. Voir aussi DV2, p. 287 : « Assistez à la capture du temps ».

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LITTÉRATURE

N° 176 – DÉCEMBRE2014

en relation, le rapport entretemps vécu et temps dramatique dans le théâtre de Novarina.