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DISTENSION DE L’ÂME ET SUPPLICE DU TEMPS Ce temps dont nous faisons l’expérience n’est pas une force extérieure

Distension et dispersion : temporalités dans le théâtre

III. DISTENSION DE L’ÂME ET SUPPLICE DU TEMPS Ce temps dont nous faisons l’expérience n’est pas une force extérieure

qui agit sur nous, mais une expérience intérieure qui est projetée dans l’espace de la scène par le déploiement de la parole. Dans le texte « Demeure fragile », qui constitue la quatrième partie de Devant la parole, Novarina précise cette conception du temps : « Il n’y a pas d’autre matière du temps

8. Voir, sur ce point, l’article de Christine Ramat, « “Je suis personne” ou la voix lyrique sans sujet », in Pierre Jourde (dir.), La Voix de Valère Novarina, Actes du colloque de Valence, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 43-55.

9. Valère Novarina et Olivier Dubouclez, Paysage parlé, Chatou, Éditions de la Transparence, 2011, p. 45. 10. Ibid.

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que nous les hommes et c’est pourquoi Louis de Funès disait que la parole est notre saignement dans l’espace » (DP, p. 174). Nous retrouvons encore la perspective augustinienne selon laquelle la matière du temps n’est autre que l’âme humaine. Revenons au livre XI des Confessions, où la réflexion sur les trois présents, loin de résoudre la question du temps, nous confronte à l’énigme de la mesure du temps. D’un côté, dit Augustin, on ne peut mesurer ce qui n’est pas (c’est-à-dire le passé et le futur). Mais comment mesurer le présent qui n’a pas d’extension, et d’où peut-on le mesurer (Conf. XI, xxi, 27) ? Et pourtant on mesure le temps chaque fois que l’on pose la question « Combien de temps ? », chaque fois que l’on compare les syllabes longues

et les syllabes brèves (Conf. XI, xxii, 28).

Augustin examine ensuite la possibilité de définir le temps en soi comme étant le mouvement (Conf. XI, xxiii, 29). Mais ce n’est pas le mouvement des astres, comme le proposent certains, car les corps célestes pourraient s’immobiliser sans que le temps s’arrête (Conf. XI, xxiv, 31). Le temps n’est pas non plus « le mouvement d’un corps », même si c’est par le temps que nous mesurons la durée du mouvement ou de l’immobilité d’une chose (ibid.). Augustin s’écarte également de la définition aristotélicienne du temps comme mesure du mouvement ; car en mesurant la durée du mouvement, c’est en fait l’écoulement du temps que l’on mesure. Le temps n’est donc pas nombre du mouvement mais distension, et son étendue se situe dans l’esprit : «De là il m’est apparu que le temps n’est rien d’autre qu’une distension ; mais de quoi, je ne sais. Il serait étonnant que ce ne fût pas de l’esprit lui-même » (Conf. XI, xxvi, 33). C’est par l’âme ou par l’esprit que l’on mesure le temps, en mesurant « l’impression que fait le défilé des choses sur toi et qui y demeure » (Conf. XI, xxvii, 36). Le temps est donc une activité et une tension intérieure de l’esprit : « Le son déjà passé a résonné ; le son restant va résonner, et se dérouler jusqu’au bout, cependant que la tension interne de mon esprit dans le présent [praesens

intentio] fait passer le futur vers le passé – qui s’accroît de tout ce que perd le futur –, jusqu’à tant que, par l’épuisement du futur, tout ne soit plus que du passé » (Conf. XI, xxx, 40). Cependant le salut chrétien peut transformer cette distension de la vie humaine en tension en avant – l’homme sauvé ne sera plus distendu [non distentus sed extentus] car son âme ne tendra plus du présent vers le futur mais du Multiple vers l’Un (Conf. XI, xxix, 39).

Valère Novarina, de son côté, évoque tout le tragique de la distentio

animiaugustinienne, distension devenue dans son théâtre écartèlement de l’âme, souffrance perpétuelle de nous mortels qui habitons le temps – si tant est que le temps soit habitable. L’auteur mentionne dans un entretien l’incertitude philologique qui permet de passer de la phrase biblique « vous qui habitez le monde » (Ps 49 ; Is 18, 3), à « vous qui habitez le temps », et enfin – d’après une traduction possible de l’hébreu – « vous qui êtes debout

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DISTENSION ET DISPERSION

dans le suspens11». Cette dernière formule décrit à la fois notre condition

à tous et la fonction déstabilisante du théâtre : « Le théâtre est le lieu où s’étonner de parler dans l’espace, d’habiter le temps, d’être debout dans le suspens » (PM, p. 68). Si nous habitons le temps, celui-ci ne peut donc constituer qu’une demeure fragile, et c’est justement dans le texte de ce titre que Novarina présente une réflexion soutenue sur notre suspension dans le temps :

Nous demeurons debout dans son suspens ; nous habitons dans sa demeure pluriellement ; nous habitons dans le suspens de sa vertigineuse demeure multiple. Le temps n’est pas une ligne, surtout pas ! mais se déploie, s’ouvre, développe, se croise et multiplie, il règle par dépli sans limite. Le temps est l’acteur de l’espace. C’est lui qui est venu déployer la matière. Et dans cette profonde croisée respiratoire – où l’espace est plurifié par le temps – il va dans tous les sens par tous les sens, en tous les flots – non d’un seul cours. C’est pour ça que le temps est devant et que nous sommes ses témoins, ses sujets-assujettis à lui mais aussi ceux qui l’attendent. (« Demeure fragile »,

DP, p. 171)

Le théâtre rend sensible la densité du temps qui est « impréhensible,

impris, inappréhendable et si impensable qu’il nous a toujours fallu une figure pour nous le représenter » (DP, p. 170). Cette figure ne doit pas être « la ligne préparée et tempérée du temps chronique », mais la figure d’un mouvement de traversée, « en volume » (DP, p. 176). La distentio animi de Novarina est une distension à plusieurs dimensions, une multiplication de l’espace par le temps – selon une formule qui superpose le signe de multiplication mathématique à l’icône du supplice de la croix (DP, p. 104, p. 168).

Le temps est une étrange demeure qui ne nous est jamais familière : « nous sommes étrangers au temps et cependant, par le langage, croisés, tissés à lui » (DP, p. 46) ; « Construits en temps, nous sommes étrangers à lui » (PM, p. 89). Nous sommes donc des « prisonniers du temps » (DP, p. 31), « des animaux malades du temps » (PM, p. 78), distendus jusqu’au point du déchirement. Mais cette force qui nous écartèle est en nous : « nous sommes à l’Hôpital Dedans des malades de temps » (DV2, p. 246). Cependant, sur la scène novarinienne le temps supplice devient aussi temps supplicié, « cloué » à la croix, écarté dans l’espace : « Le temps, écarté- perplexe, paradoxal, à quatre, s’ouvre dans son supplice comique. Il est mis en croix perceptive » (DP, p. 175).

11. « Valère Novarina et la surprise du théâtre », rencontre à l’Odéon – Théâtre de l’Europe le 17 janvier 2011. http://www.theatre-video.net/video/Valere-Novarina-Qu-attendez-vous-du- public-scenographie-3-3, 2:00.

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IV. DISPERSION ET CHRONOMACHIE : LE TEMPS