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L’ESCHATOLOGIE DU SPECTACLE

ou la prière faite au théâtre (Novarina et Augustin)

V. L’ESCHATOLOGIE DU SPECTACLE

Cette fonction de la prière est d’autant moins contestable que Novarina ne cesse de rapprocher prière et attente, prière et appel. La prière n’est pas l’incarnation dans les mots de quelque chose qui lui préexisterait, mais cette visée d’autre chose qui qualifie en général la parole des hommes : « Il y a un appel dans la parole humaine et une attente dans la pensée. Tout ce dont nous disons le nom manque. » On va par le langage « à la lisière des mots », jusqu’au « seuil » de quelque chose qui s’échappe (DP, p. 25).

Devant la parolele dit très fortement : « La parole est toujours comme une danse d’attente qui attendrait la parole » (ibid., p. 26) comme si la parole ne pouvait s’achever, se sommer elle-même, débordant toujours sur autre chose, comme s’il y avait une parole au-delà des mots prononcés. Cette idée prend la forme d’un principe métaphysique chez Novarina : chaque chose est grosse d’une parole que nous manquons à chaque fois que nous l’appelons et cette plénitude contenue en chaque chose est comme le négatif de la parole humaine qui s’avance aussi loin qu’elle peut dans l’attente d’une parole autre, d’une parole venue du monde, d’une réponse à sa prière. La prière vient donc « à la fin » ouvrir le drame parce qu’elle porte en elle l’essence même de la parole qui est d’ouvrir à une altérité radicale. Peut-on préciser le statut de cette altérité et la nature de l’accomplissement qu’elle réserve ?

Revenons à Augustin. Dans Les Confessions, Augustin se contente de dire qu’à la fin une porte « s’ouvrira ». Dans le De Trinitate, il en dit un peu plus sur l’événement de la fin. La réponse de Dieu à son oraison finale semble introduire une rupture dans le temps ordinaire, celui de la vie présente et du multiloquium : nous serons au-delà de la fin de l’œuvre, dans

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COMMENT FINIR OU LA PRIÈRE FAITE AU THÉÂTRE (NOVARINA ET AUGUSTIN)

un temps où la parole connaîtra un tout autre régime qu’ici-bas. Comme nous l’avons déjà suggéré, il n’y aura plus de De Trinitate ni d’œuvre théologique, puisque tout sera « en Dieu ». On retrouve ici l’eschatologie du temps chrétien sur laquelle Novarina insiste aussi dans certains passages de

La Quatrième Personne du singulier: il y a une consumation (QPS, p. 39), une combustion du réel (ibid., p. 143) qui ouvre sur le « don d’un temps autre que la chronologie » (ibid., p. 72), sur un « temps illinéaire » (ibid., p. 143) dont notre temps prépare l’avènement : « Le messie est le temps déployé... Le messie c’est la parole — qui ouvre et déploie le temps entier » (ibid., p. 127). La prière tend donc de toute sa force vers un changement

de temps: vers une réponse de Dieu, impossible et miraculeuse du point de vue de notre temps et qui, en en révélant le sens, viendrait le déchirer. Mais quel lien avec le théâtre de Novarina ? Pourquoi ce dernier insiste-t-il si fortement sur la prière que l’acteur fait au spectateur ?

À la fin de l’acte I de L’Acte inconnu, Le Bonhomme Nihil pose une question « au public » auquel ce dernier, bien sûr, ne répond pas, et auquel il ne peut répondre puisque telle est l’exigence essentielle du spectacle qu’il se taise tant que durera la représentation. Le théâtre moderne repose sur cette loi d’airain : l’interdiction de parler faite à celui qui assiste au spectacle. Il est à la lettre impossible que le spectateur se lève et se mette à répondre à ce qui est dit sur scène. Si cela se produit ce spectateur indélicat, peu au fait des conventions sociales, sera vite remis à sa place ou expulsé du théâtre ; de toute façon, sa réponse n’en sera pas une, ce que confirme la plus sommaire analyse de ce qu’il est convenu d’appeler « l’illusion théâtrale » : l’acteur, incarnant tel ou tel personnage, ne s’adresse pas à moi « en vrai » et, réciproquement, je ne puis lui répondre ni interagir avec lui. Autrement dit, si le public répondait au Bonhomme Nihil, nous ne serions plus dans le temps du spectacle, mais hors de lui, retombés dans la réalité la plus banale. Il semble que nous touchions ici un point important : le théâtre est le lieu où triomphe la parole, mais une parole qui ne triomphe que dans la mesure où ceux qui la reçoivent ne parlent pas. Le théâtre est le lieu où se joue

dramatiquementla séparation entre l’auteur et le lecteur parce qu’il y va d’une séparation en présence et, plus encore, d’une scission ontologique entre l’acteur et le spectateur, entre la scène et la salle. On pourrait donc comprendre la prière finale chez Novarina comme l’acte par lequel le drame se place tout au bord d’un événement utopique : l’avènement de la parole

du spectateur. Car le théâtre, insiste Novarina, n’est pas du tout un lieu où l’on vient seulement se taire et écouter. C’est un endroit où « les autres nous font don de leur silence », où « tous se taisent » (DP, p. 82), mais pour qu’ait lieu une « prophétie ». La voix « est ouverte comme une mangue dont l’intérieur est retourné pour l’offrir au mangeur » (ibid.) : l’acteur ouvre la parole pour la mettre dans notre bouche. Au théâtre notre souffle « nous annonce [quelque chose] de nouveau en nous » (EE, p. 25) car il s’y produit

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« quelque chose d’irréversible et de libérateur et qui entraîne le public » (ibid., p. 50). La prière de l’acteur viendrait donc à la fin exprimer le désir d’entendre, non pas Dieu, mais le spectateur ; elle laisserait le drame dans un état d’irrésolution, gros d’une parole encore à venir, celle de celui qui se tait.

Mais en quoi consisterait cette parole utopique ? L’analogie avec le

De Trinitatesuggère que la litanie est le prototype de cette parole d’après.

Devant la parolene dit-il pas que la litanie doit permettre de « sortir du temps » (DP, p. 69) ? La litanie produit un discours en constante variation, énumérant sans fin des noms uns, en rupture avec les noms communs et les termes galvaudés qui peuplent les jargons et les paroles médiatiques. La litanie est en elle-même une rénovation de la langue : elle nomme toujours en propre et toujours en inventant, dans une perpétuelle réanimation du signifiant. On retrouve ces deux aspects dans ce que La Quatrième Personne

du singulier appelle la « langue à un » : parole inventive et bricoleuse, toujours en décalage, pleine de sobriquets et d’expressions inouïes, incarnée par les paysans du Chablais et de Savoie qui à la fois partagent un « paysage parlé » et jouent singulièrement des possibilités poétiques et créatrices ouvertes par lui (QPS, p. 26-27). N’est-ce pas ce sur quoi ouvre le théâtre novarinien ? La « scène de l’autre langue » (PM, p. 72), le dévoilement d’un « autre langage sous le langage » (ibid., p. 71) ? La litanie n’est-elle pas l’amorce dynamique de cette autre parole lorsqu’elle nous emporte, spectateurs silencieux, dans sa « jubilation19» ? Il s’agit donc de faire droit

à l’effet le plus concret du théâtre novarinien, le rire uni au désir de parler, mais en le replaçant dans la structure temporelle de l’eschatologie. En un sens, chaque spectacle est une hyperréminiscence qui nous ramène à une enfance dont nous n’avons aucun souvenir, celle du babil, lorsque pour la première fois nous avons joué avec les sons de notre langue.

La lecture de la fin du De Trinitate et l’analyse de l’usage novarinien de la prière convergent vers un même résultat : si le drame ne se construit jamais chez Novarina comme un récit téléologiquement orienté, il possède bien une structure que l’on pourrait dire « eschatologique »20

. « L’offrande du langage », dont L’Envers de l’esprit explique qu’elle conclut les œuvres des théologiens, serait à comprendre comme ce don d’une parole totale : au théologien d’une part qui parle toujours inadéquatement de Dieu, au spectateur d’autre part qui « ne parle pas » et assiste au déploiement du drame. Le détour par la théologie permettrait donc de mettre en lumière cette utopie dont le texte novarinien dépend quant à son achèvement, au plus intime du spectateur, et dont nous connaissons peut-être le prélude lorsque la parole inventive, par un curieux débordement de joie, nous incline à parler avec elle.

19. Sur cette notion profondément théologique, voir J.-L. Chrétien (op. cit., p. 263) : la jubila- tion est un « dire au-delà du dire » lorsque « la source de la parole déborde notre voix ». 20. « Les acteurs savent que toute la pièce tend vers le salut » (Voir PM, p. 69).

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