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Chapitre 1 : L’anticipation

1.1. Le temps

Le temps nous pose problème en raison de la possibilité (ou de l’impossibilité) dans laquelle nous nous trouvons de le saisir et de le définir. Il est pourtant, avec l’espace, une dimension fondamentale de nos actions et de notre capacité d’agir. Pour Fraisse (1955) « Nous sommes agis par le temps ».

Le temps a été abordé par toutes les disciplines, de la biologie aux sciences humaines…

Nos premières expériences du temps sont les biorythmes tels que les battements du cœur, les rythmes exogènes cosmiques ou sociaux, le déplacement constaté des objets dans l’espace avec les notions de vitesse variable, d’ « avant » et d’ « après », d’intervalle entre un désir et sa réalisation. Le temps et l’espace ne sont pas des données mais des constructions sociales. Ce sont des « éléments du réel à percevoir, les catégories de l’espace et du temps [qui] sont appréhendés à l’aide des outils conceptuels dont disposent les sujets » (Vinsonneau, 1997).

Ainsi l'âge, la signification donnée aux évènements, la société dans laquelle nous évoluons font partie de ces outils.

1.1.1. Le temps du sociologue : la pensée de Norbert Elias

Elias13 s’est interrogé sur les nécessités de vie qui ont amené les hommes à inventer le

concept de temps.

Dans la Grèce antique, les phénomènes naturels, par leur réapparition périodique faisaient que le

rythme de la société suivait le rythme de la nature. Ce temps servait à la fois de moyen d’orientation dans l’univers social et de régulateur.

Les processus physiques, tels que le jour et la nuit, permettaient à l’homme de situer les activités sociales. Le principe de base employé était la « mise en relation de deux mouvements dont le second sert d’étalon au premier ». Ce principe a permis l’invention du sablier pour mesurer la durée des discours. Les séquences physiques, répétables et de durée limitée sont utilisées en tant qu’étalon de mesure de séquences non répétables de caractère social. La découverte de la loi d’accélération du corps au cours de sa chute par Galilée modifie ce principe. Le temps devient une relation établie expérimentalement entre deux mouvements : un mouvement repère et un mouvement mesuré. Cette découverte modifie en conséquence le concept de nature qui devient pour les hommes un réseau d’évènements autonomes, mécaniques, obéissant à des lois. Il y a objectivation des référents (les phénomènes naturels et non plus Dieu), généralisation de la même approche temporelle (nature et phénomènes sociaux) grâce à l’élaboration d’une synthèse intellectuelle supérieure (Lois de la mécanique). Elias situe donc le temps comme une production sociale, ayant des fonctions d’orientation et de communication.

1.1.2. Le temps vécu d’Eugène Minkowski

Minkowski, dans son ouvrage sur le temps vécu paru en 1933, aborde la question du phénomène temporel dans une perspective phénoménologiste. Ce phénomène présenterait deux facettes :

– une dimension irrationnelle qui ne permet pas de mettre en adéquation la pensée discursive et les vécus en réalité. Il est impossible de constater de façon immédiate la succession de deux évènements et pourtant nous le faisons. C’est le principe de succession c’est-à-dire le principe selon lequel deux termes ne sont pas présents en même temps à la conscience.

– un essai de rationalisation qui introduit la négation dans la succession, celle-ci n'existant que parce que nous avons établi une relation par notre conscience.

L’auteur souligne notre incapacité à fixer en pensée la succession ou la durée car il y a toujours une continuité dans le devenir : c’est le principe de déploiement du temps. Dans son troisième chapitre il aborde la notion de contact vital avec la réalité. Ce contact est un phénomène grâce auquel l’élan personnel fait place à un sentiment de repos et de détente, y est subordonné et s’y met au service et donne aussi la faculté d’avancer avec le devenir ambiant. Ce synchronisme vécu correspond au

principe de pénétration, comme deux lignes parallèles qui se touchent, se pénètrent à chaque instant sans se confondre. Minkowski traite du cycle de l’élan personnel en soulignant que la vie n’est pas une décomposition entre périodes de repos et périodes de création mais plutôt qu'elle a un caractère plus dynamique, qui vise enchevêtrement et interpénétration des deux principes essentiels de notre vie : élan personnel et contact vital avec la réalité. Il élabore également, à la fin de son ouvrage, une psychopathologie de l’espace vécu. En effet, pour lui, « entre le devenir et l’être […] viennent s’échelonner des phénomènes d’ordre spatio-temporels » qui nous amèneraient, au niveau de la pensée, à assimiler naturellement le temps et l’espace.

1.1.3. La notion de temps chez Pierre Janet

Janet aborde la question des conduites temporelles au cours de ses conférences de 1927- 1928. Il estime qu'elles sont à classer dans les conduites secondaires en tant que « régulatrices d’action ».

Le temps prendrait son point de départ dans un caractère particulier de l’action dont la conscience n’existait pas jusque là. Se développent ensuite de vagues réactions vis-à-vis du temps. Cette première conduite temporelle a généré le sentiment élémentaire de durée. L'intellectualisation du temps prendrait son ancrage dans trois conduites intimement liées : conduite de continuation, conduite de démarrage, conduite de terminaison. La notion de durée a, elle-même, engendré l’idée de stabilité, le concept d’objet et celui d’extériorité ainsi que la permanence de caractère. Les conduites d’attente, d’acte différé et de langage ont compliqué cette même durée.

Dans ses cours, Janet développe une théorie de la mémoire. Elle ne serait pas une faculté immédiate dépendante de la vie elle-même mais plutôt une option intellectuelle ayant avant tout une fonction sociale et non une fonction individuelle. La mémoire serait l’invention de conduites particulières dont le but est de triompher de l’éloignement et de l’absence, elle serait au départ une action différée. Le présent est défini par le récit, il n’y a pas de sentiment du présent. Existence et réalité sont caractérisées par l’acte moteur. Il existe ainsi des catégories d’existence qui se vérifient par les actes d’attente. Janet explique en effet qu’ « il y a des choses qui existent faiblement, ce sont les choses que nous pouvons vérifier par l’attente. Il y a des choses qui existent très faiblement, ce sont les choses que nous pouvons vérifier par la consistance du langage et non par autre chose. »

Janet développe ainsi la conception d’un temps qui se divise en périodes ayant des degrés différents d’existence et de croyances. Il établit une classification des récits en fonction du degré de possibilité

de vérification de la réalité, les « degrés du réel ».

On y trouve tout d’abord le corps, réalité vérifiable grâce aux mouvements. Puis se trouvent les esprits, esprits des autres, vérifiés par les conduites sociales. Après, se situe le présent, les évènements présents en tant que réalité momentanée. Viennent ensuite les actions et les évènements psychologiques avec les joies, la douleur… Est posé le futur lointain qu’on se borne à attendre et le passé récent. L’idéal se vérifie par les attentes et les espoirs. Le futur lointain ne se vérifie plus que par un récit verbal. Ensuite c’est le passé mort. L’imagination est définie comme « des récits qui ne peuvent plus se vérifier que par une communauté de sentiments ». Les récits les plus fragiles, ceux qui « ne se rattachent à la réalité que par des liens très ténus et hypothétiques », ce sont les idées. Encore plus fragiles, nous trouvons les pensées.

Janet aborde également dans ses leçons l’évolution de la conception du temps dans l’espace social. Pour lui, « toute notion, toute idée n’est qu’une expression verbale d’une certaine conduite ». Il se rapproche d'une nouvelle conception du temps. En effet, le temps a été d'abord considéré comme destructeur. Mais, constatant la subsistance de relations entre les évènements (les lois) et avec le passé, historiens et scientifiques l'ont ensuite considéré comme conservateur. La notion de relativité du temps apparaît par la suite, Janet s'en inspire. Il explique, à partir de cette nouvelle approche que le temps est « relatif à l’action humaine » et il le définit comme « la prise de conscience d’un ensemble d’actions humaines qu’il s’agit de connaitre les unes après les autres ». Il considère que le temps et l’espace sont des constructions de l’esprit.

1.1.4. Les conduites temporelles de Fraisse et d’Orsini

Fraisse et Orsini en 1955 ont effectué une étude expérimentale des conduites temporelles. Ils nomment « conduites temporelles » les actions dans lesquelles nous tenons compte explicitement de la durée et du temps socialisé.

Ils les divisent en trois groupes :

– celles où nous avons à percevoir, à estimer la durée en référence avec des étalons du temps,

– celles par lesquelles nous nous situons dans le temps c'est-à-dire l’orientation temporelle et les perspectives temporelles que nous développons par rapport au passé et à l’avenir,

– celles qui sont des réactions à la durée de nos actes prenant des formes plus ou moins complexes pouvant être regroupées en trois types c'est-à-dire l’attente, la précipitation et la persévération. Ils ont développé la question de l’attente. Elle est définie comme « une conduite qui se présente

chaque fois que les circonstances imposent un délai entre le moment où nous voudrions accomplir une action et le moment de sa réalisation. » Mais ils distinguent le « fait » d’attendre, les vacances par exemple, et l’attente que nous pouvons connaître par exemple dans une gare. Dans le premier cas, l’attente se conçoit comme une anticipation qui n’a pas de répercussion directe sur l’activité présente du sujet. Dans le second cas, l’attente est considérée comme une conduite spécifique liée au fait qu’il y a une suspension de l’action.