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Chapitre 3 : L’idéologie

3.1. L’idéologie dans la tradition marxiste

Le mot « idéologie » a été créé par Destutt de Tracy à la fin du XVIIIe siècle. Il devait alors désigner la « science des idées », projet de discipline de De Tracy.

Nous allons évoquer l’idéologie dans la tradition marxiste selon la pensée de Marx et celle d’Althusser puis nous présenterons l’analyse que Boudon fait de ce concept.

3.1.1. Karl Marx

« L’Idéologie Allemande », ouvrage écrit avec Engels en 1846, signe une rupture dans l’œuvre de Marx et dans la philosophie allemande en se détachant de l’idéalisme d’Hegel. L’évolution de la pensée de Marx apparaît dans l’utilisation qu’il fait de concepts non présents dans ses « Manuscrits de 1844 ». Le rapport de production, d’aliénation par le travail est remplacé par « la division du travail » et naît ici la théorie de l’individu, de la personnalité et du communisme. Marx définit l'idéologie de la manière suivante : « La production des idées, des représentations, de la conscience est d’abord directement et intimement imbriquée dans l’activité matérielle et le commerce matériel des hommes, elle est la langue de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaîssent ici encore comme l’émanation directe de leur

comportement matériel (…). Si, dans toute idéologie, les hommes et leurs rapports nous paraissent placés la tête en bas comme dans une camera obscura, ce phénomène provient de leur processus de vie historique, exactement comme le renversement des objets sur la rétine provient de son processus de vie directement physique. ». La rupture épistémologique se traduit par l’utilisation d’une connaissance de l’Homme irréfutable, celle de son activité productrice. Les présuppositions de départ ne sont ni arbitraires ni dogmatiques, elles sont réelles et vérifiables par voie empirique. L’homme produit pour satisfaire ses besoins élémentaires d’abord (boire, manger, s’habiller). Il se donne les moyens de les satisfaire grâce à cette activité et, lorsqu'ils sont satisfaits, apparaissent alors de nouveaux besoins, secondaires, qu’il satisfait à leur tour et ainsi de suite.

La théorie marxiste repose sur trois bases :

– la première est que toute histoire humaine est naturellement existence d’êtres humains vivants. Le premier acte historique est donc l’activité productrice qui permet de vivre mais pas nécessairement de penser. La manière dont les hommes produisent est fonction de la nature et des moyens d’existence déjà donnés qu’ils ne feraient que reproduire. Ainsi, « la façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’ils sont ». La production apparaît avec l’augmentation de population donc les individus établissent des relations entre eux, la forme de ces relations étant à son tour conditionnée par la production.

– la deuxième base de sa pensée est que les relations entre nations seraient fonction du stade de

développement de chacune d’entre elles, développement des forces productrices, de la division du travail et des relations intérieures. Toute nouvelle force de production aurait pour conséquence un perfectionnement de la division du travail. Ainsi, le degré de développement des forces de production d’une nation correspondrait en partie au degré de développement atteint par la division du travail. Chaque nouveau stade de cette division détermine les rapports entre individu pour la matière, les instruments et les productions du travail.

– la dernière base est que les individus dans des rapports de production déterminés ont une activité

productrice relative à un mode de vie déterminé. Ils entrent donc dans des rapports sociaux et politiques déterminés. Il y a donc un lien entre structure sociale et structure politique et de production.

Pour Marx, l’idéologie se conçoit comme un phénomène de distorsion de la pensée. L'Idéologie serait anhistorique, les idéologies seraient historiques. Invisibles à la conscience, elles acquièrent leur statut d’idéologie précisément par cet effet de distorsion. La pensée de la classe dominante d’une société serait la pensée dominante de la société. La puissance matérielle confèrerait la

puissance spirituelle. La classe dominante donnerait à ses pensées la forme de l’universalité afin de représenter son intérêt comme l’Intérêt, se posant alors comme représentante de l’ensemble de la société.

3.1.2. Louis Althusser

Althusser (1974) considère que l'idéologie est, schématiquement, « un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donnée. »

L'idéologie serait un système de représentations qui se distingue de la science en cela que la fonction practico-sociale l’emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance). « Dans toute société, on constate […] l’existence d’une activité économique de base, d’une organisation politique, et de " formes idéologiques " (religion, morale, philosophie, etc…). L’idéologie fait donc organiquement partie, comme telle, de toute la totalité sociale […]. Les sociétés humaines sécrètent l’idéologie comme l’élément et l’atmosphère même indispensables à leur respiration, à leur vie historique. »

Sa thèse se positionne d’emblée dans un primat de la pratique sur la théorie, sur un primat de la lutte des classes dans l’économie et dans la politique sur la lutte des classes dans la théorie. L’idéologie qu’il définit n’est pas référencée comme chez Marx à un critère de vrai/faux. Elle est considérée comme indispensable à la société et à son bon fonctionnement. Quant à la superstructure, qui, dans la thèse de Marx, est déterminée par l’infrastructure (la base économique), les rapports qu’elle entretient précisément avec cette infrastructure ne peuvent être abordés, pour Althusser, que sous l’angle de la reproduction. Si les rapports de production dessinent le champ de l’Etat, celui-ci a un rôle propre (Châtelet, 1983). Alors, s’il y a rapport politico-idéologique au sein des rapports de production, qui constituent les rapports de production et les rapports de pouvoir de classes (qui génèrent la lutte des classes), dans ce cas, le procès de production et d’exploitation est procès de reproduction des rapports de domination/subordination politiques et idéologiques. L’idéologie dominante s’incarnerait donc dans les appareils d'État : les Appareils Idéologiques d'État (AIE) définis par Althusser et les Appareils de Répression d'État (ARE), différenciés les uns des autres.Pour cet auteur, l’Appareil d'État fonctionnerait de manière prévalente à la répression et secondairement à l’idéologie. Les AIE fonctionneraient, eux, de manière prévalente à l’idéologie et secondairement à la répression. Ces derniers sont d’ordre religieux et scolaire par exemple.

3.1.3. L’analyse de Boudon

Boudon (1986) propose une classification des différentes approches de l’idéologie en fonction de deux éléments : le type de tradition, marxiste versus non-marxiste, et la référence ou pas au critère de vrai et de faux. Le mot idéologie, ainsi que nous l’avons vu précédemment, s’est développé à l’intérieur de la tradition dite marxiste avec, pour Marx, le critère de vérité et d’erreur en tant que moyen de définition de l’idéologie, qui est ainsi considérée comme science fausse. Certains auteurs, appartenant ou non à cette tradition (toujours selon la classification de Boudon) réfutent l’utilisation de ce critère. Geertz18, par exemple, estime qu’il faut cesser de définir

l’idéologie par rapport à la science car c’est ce qui lui donne son caractère polémique. L’idéologie, pour lui, doit être saisie comme une action symbolique.

Boudon argumente pour l’utilisation de ce critère. Il part d’un élément historique. Le mot idéologie est apparu dans le sens que nous lui connaissons aujourd’hui dès le XVIIIe/XIXe siècle dans le cadre de la mise en place d’un ordre social fondé sur la Raison et la Science plutôt que sur la Tradition. Ainsi « le mot idéologie désigne une réalité, celle du rôle social croissant que joue l’argumentation scientifique dans la réflexion sur le politique et le social. » (Boudon, 1986). Ensuite, il souligne que la plupart des idéologies du XIXe et du XXe siècle comportent une argumentation scientifique. Il cite en exemple le darwinisme social et les développementalistes. Il propose alors cette définition de l’idéologie : « doctrine reposant sur une argumentation scientifique et dotée d’une crédibilité excessive ou non fondée ». Concernant la diffusion de l’idéologie auprès des acteurs sociaux, il explique qu’un certain nombre d’éléments sont à considérer à propos de leur situation sociale. Il pose le fait que « les acteurs sociaux sont socialement situés, c’est-à-dire qu’ils tiennent des rôles sociaux, qu’ils appartiennent à certains milieux et à certaines sociétés, qu’ils disposent de certaines ressources (notamment cognitives) et qu’en raison des processus de socialisation auxquels ils ont été exposés, ils ont intériorisé un certain nombre de savoirs et de représentation. »Ils seraient ainsi sujets à des « effets de situation » qui amèneraient à ce qu’il appelle des « effets de perspective » jouant sur la conception du monde développée par les individus. En conséquence de quoi « certaines questions sont de nature telle que, lorsqu’elles sont placées sous les yeux d’individus caractérisés par certaines positions et certaines dispositions, elles ont toutes les chances d’induire des idées reçues sans que celles-ci doivent être mises au compte de la perversion, de l’aveuglement, de la passion ou d’autre forme d’irrationalité. »