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Technicisation de la médecine et médicalisation de la mort

défaut d’anticipation et de réflexion en amont

III. La mort sous tutelle comme la conséquence de représentations et de choix sociétaux et politiques

1. Technicisation de la médecine et médicalisation de la mort

Pour exposer cet aspect de la problématique, nous développerons d’abord la thèse d’Ivan Illich (1926-2002) exposée dans l’ouvrage Némésis médicale, l’expropriation de la santé, publié en 1975. Ce dernier s’ouvre par le constat suivant : « l’entreprise médicale menace la santé »a.

L’auteur considère la médecine comme une entreprise dont l’irrationalité et la surproductivité conduisent à trois conséquences majeures. La première est sa pathogénicité propre liée à sa dérégulation, c’est la « iatrogénèse clinique ». b La deuxième est représentée par l’incapacité

d’adaptation des sujets. Illich note un conflit entre les modes de production autonome (l’action individuelle) et hétéronome (l’industrie, le marché). Selon lui, dans la société industrielle, la surcroissance du mode hétéronome conduit à une perte d’autonomie globale. C’est la « iatrogénèse sociale »c. La troisième conséquence de la mystification autoritaire de l’institution

médicale siège dans la colonisation culturelle qu’elle opère. Les sujets régressent, perdent leur autonomie face à la douleur, l’infirmité et la mort. C’est la « iatrogénèse structurelle ».d

Vingt après cette analyse initiale, Illich expose que « le danger ne réside plus dans l’entreprise médicale, mais dans la quête de la santé. »e La conception moderne des systèmes de santé

promeut la mise en responsabilité et l’autonomisation de l’individu. Pour s’en défendre, l’auteur propose la possibilité du renoncement comme libérateur de l’impuissance. Il ne s’agit pas de se résigner, mais de fuir l’assujettissement. Par ailleurs, Illich revient sur la responsabilité totale de la profession médicale : « les médecins ont perdu le gouvernail de l’état biologique, la barre de la biocratie. »f L’« obsession de la santé parfaite » n’est plus un argument marchand, elle est

ancrée structurellement dans nos sociétés occidentales. L’« avoir mal » est intolérable et, pour l’auteur, ce « dégoût de l’art de souffrir est la négation même de la condition humaine ».

a 1ère phrase de l’introduction. b Première partie.

c Deuxième partie. d Troisième partie.

e Le renoncement à la santé, Ivan Illich, L’Agora, Juillet/Aout 1994

Aujourd’hui, comment nier la médicalisation globale de nos sociétés post-industrielles ? Qu’en est-il de cette promesse de guérison ? Pour répondre à cette dernière question, nous pourrions citer Claude Bernard : « la médecine industrie consiste en une tromperie perpétuelle et des mensonges périodiques »a ou Hervé Guillemain : « la guérison est concédée, non recherchée »b.

Comment nos interlocuteurs envisagent-ils cette technicisation de la médecine dans leur pratique quotidienne dans un contexte de fin de vie ?

« Là, avec la surmédicalisation, le concept de protocoliser les soins, de modélisation de tout, les médecins sont limités dans la réflexion, dans le bon sens. » « Dans cette quête de rationalisation, de technicisation, les gens se demandent toujours pourquoi on n’est pas allé plus loin ». (E4, SP)

« Notre système de soin est utilisé par une partie de la population sans fin, sans aucune restriction. La fin de vie n’échappe pas à ça. Une partie de la population l’utilise d’une façon assez égoïste. » (E7, AR)

« L’acharnement thérapeutique ça existe. On est dans des pays riches, on peut faire beaucoup de médecine et je pense qu’on en fait un peu trop. » (E8, SP)

A travers ces discours, on perçoit la notion de la démesure potentielle de la médecine liée à sa sur-technicisation et à la médicalisation de la mort.

« Du coup, ça ne laisse plus de place à tout ce qui est qualitatif, et dont la traçabilité va être compliquée. Par exemple, la relation au patient. Vous faites un flash de Perfalgan, vous le cliquez sur l'ordinateur. En revanche, être gentil et poli, ça ne se clique nulle part. Donc ce n'est pas tracé, donc ça n'existe pas, ce n'est pas côté. » (E11, SP) « Avec la technique, on peut faire n'importe quoi, on peut maintenir quelqu'un en vie pendant très longtemps. Mais souvent, ça n'a pas de sens. On est obligé d'être raisonnable parce que sinon ça n'a aucun sens. » (E12, SP)

On voit ici les déviances possibles de cette surproduction du soin qui peut effectivement conduire à la perte d’autonomie des individus ; qu’ils soient malades et consommateurs de soin,

a Dans Principes de médecine expérimentale, ouvrage issu de fragments rédigés entre 1858 et 1877. b Dans une conférence filmée d’Hervé Guillemain lors du forum Le Monde -Le Mans, Novembre 2014

ou médecins, à travers des « protocoles [qui] nous rendent bêtes. On fait l‘économie du raisonnement. » (E10, SP)

Ainsi, dans le domaine de la fin de vie, nos interlocuteurs décrivent bien ce passage, ce lien, entre la technicisation de la médecine et la médicalisation de la mort, dont les origines résident dans le choix sociétal de cette « quête de la santé » et de la promotion de la vie sans souffrance et à tout prix.

2. Le tabou persistant de la mort

« Coloniser l’espèce, c’est coloniser la mort : c’est le triomphe de l’individualité, sa possibilité infinie. » Edgar Morin, dans L’Homme et la mort (1970), décrit, par son approche anthropo- biologique, une société moderne et sa quête de l’amortalité par la réforme de la mort. (55) On procéderait alors à une déconstruction des aspects biologiques et sociaux de la mort, pour lutter contre le trépas et se battre pour la vie. La mort est un problème et doit être mise sous silence dans une « société post-mortelle ». (56)

Désormais, on parle de la « fin de vie ». On passe du « tabou de la mort à l’accompagnement de fin de vie ». La médecine voit alors ses rapports à la mort modifiés et s’adapte aux exigences de nouvelles pathologies et aux représentations de la société. (8)

Aux antipodes du rite ancien, la fin de vie devient l’ « intimisation de la mort », cette nouvelle norme du « bien mourir ». On meurt seul mais entouré, jusque dans le choix du fabriquant de cercueils. (57)

Pour nos interlocuteurs exerçant la médecine générale, il est difficile d’aborder spontanément le thème de la mort avec les malades. « C’est vrai que j’utilise très rarement le mot « mort » avec les patients. Je n’ai pas souvent ce genre d’approche. (E20, MG) ». « Ça ne m’est jamais arrivé de mettre tout ça à plat et de prendre la discussion à bras-le-corps. (E21, MG) ». « C’est vrai que je ne prends pas la responsabilité de les amener sur ce terrain-là. (E18, MG) ». Le médecin généraliste, à travers son lien privilégié avec le patient, favorise un discours de réassurance et d’empathie. Le dialogue autour de la mort semble pourtant nécessaire, dans une dynamique d’acceptation de la pathologie. « Est-ce qu’il est dans l’acceptation, la colère, la peur… chaque cas est unique. (E19, MG) ».

Concernant nos interlocuteurs exerçant en hospitalier, les avis sont plus tranchés.

« J’ai l’impression que la société refuse de plus en plus la mort. La mort fait de moins en moins partie de la société. » (E3, AR)

« Si on veut un jour que la décision médicale en fin de vie ne soit pas sous contrainte, il faut remettre en place dans cette société le fait qu'on va tous mourir. Que la mort fait partie d'un processus naturel, et inculquer le fait que la mort ne doit pas être réservée à l'espace médical. C'est un problème de société. La mort fait peur. » (E11, SP)

« On a beaucoup de boulot sur la représentation de la mort. Les gens ne veulent pas entendre parler de la mort, ils ne l'envisagent même pas. Moi je suis surprise de voir certains enfants qui ont 60 ans et qui n'ont jamais envisagé la mort de leur père ou de leur mère de 85 ans. Je me dis que ce n’est pas possible que les gens n'aient pas envisagé la mort de leurs parents à cet âge-là. Là il y a un gros problème. » (E12, AR)

La « mort taboue » est ainsi une réalité qui reste ancrée dans les représentations individuelles. « La société a médicalisé la mort jusqu’à l’extrême ». « Si vous allez dans une maison de retraite par exemple, normalement, par définition, ce sont des gens qu'on a déjà retirés de la société. On n’a plus vraiment de projet pour eux. Ils vont faire une complication pour laquelle le SAMU va se déplacer. Ils vont arriver et constater qu'une personne de 85 ou 90 ans est en détresse. Moi, ce que je discute, c'est l'intérêt de l'emmener aux urgences pour la mettre dans un brancard pour qu'elle finisse par mourir. N'est-ce pas mieux de la laisser ici, s'occuper de son confort ? Je veux bien prescrire ce qu'il faut pour qu'il n'y ait pas de souffrance, et quel est l'intérêt de l’emmener à l'hôpital ? À ce moment-là, on appelle la famille et la famille est toujours ambivalente sur le sujet. Même si la famille veut bien la laisser à la maison de retraite, la maison de retraite ne voudra pas. Quelle est l’éthique de la mettre sur un brancard aux urgences ? » (E3, AR)

« On ne meurt pas à l'hôpital ! On meurt en réanimation à l'hôpital. On en est là. Même dans les services, c'est difficile de faire accepter un décès sans que le patient ne soit allé en réanimation. » (E7, AR)

On voit ici que les représentations individuelles de la mort influent considérablement sur la prise en charge d’un malade en fin de vie. Elles sont elles-mêmes le reflet des représentations sociétales du « bien-mourir ». « Toutes ces pratiques traduisent une vaste recomposition des

normes autour de la mort et témoignent d’un processus de socialisation inédite du mourir valorisant l’expérience individuelle et intime. La quête d’une bonne fin de vie et d’une bonne mort passe désormais par la médicalisation et l’individualisation de sa prise en charge, dans l’idéal d’une mort calme, sereine, sans souffrance et pacifiée. » (58)

Ainsi, on note l’inadéquation entre la représentation d’une mort privée, pacifique et la réalité des prises en charge. En ajoutant à cette notion l’ambivalence potentielle des mourants et de leur entourage dans ces situations chargées émotionnellement, l’incompréhension menant au conflit est possible.

Le tabou persistant de la mort, conséquence du choix sociétal lié à la quête d’une mort bonne sur-médicalisée, contraint ainsi la profession médicale dans la prise en charge des mourants.

3. L’autonomie hypertrophiée

S’il est important d’envisager les choix sociétaux contemporains pour comprendre l’environnement dans lequel évoluent les médecins dans le cadre d’une prise en charge en fin de vie, il est aussi essentiel de s’intéresser aux tendances éthiques et philosophiques actuelles. Le rapport Belmont publié le 18 avril 1979 aux Etats-Unis d’Amériquea avait pour

responsabilité de définir les principes éthiques fondamentaux sous-tendant la conduite de la recherche biomédicale. Trois principes fondamentaux furent définis. Le premier est celui du respect de la personne, communément dénommé « principe d’autonomie ». Le deuxième est celui de la bienfaisance, qu’on subdivise en « principe de bienfaisance » et « principe de non- malfaisance ». Le troisième est le « principe de justice ».

« Face au patient, inerte et passif, le médecin n’a en aucune manière le sentiment d’avoir à faire à un être libre, à un égal, à un pair, qu’il puisse instruire véritablement. Tout patient est et doit être pour lui comme un enfant à apprivoiser, non certes à tromper —un enfant à consoler, non pas à abuser —un enfant à sauver, ou simplement à guérir. » Cette déclaration a été prononcée en 1950 par Louis Portes, alors président de l’Ordre national des médecins.b On voit bien dans

ce discours paternaliste la primauté du principe de bienfaisance. L’action médicale a pour seule

a Rapport de la Commission nationale pour la protection des sujets humains dans le cadre de la recherche

biomédicale et behavioriste des Etats Unis d’Amérique

b Portes (Louis) : « Du consentement à l’acte médical » (Communication à l’Académie des Sciences Morales et

finalité la guérison, le bien. La démarche est téléologique. L’un des tenants contemporains de cette approche de la morale du Bien est Hans Jonas. Dans son ouvrage Le principe de responsabilité (1979), il défend un nouvel impératif catégorique : « Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre le plus longtemps possible ». Sa philosophie est fondée sur l’existence d’une nature immuable dans une conception hétéronomique de l’homme. L’éthique qui s’en dégage, ou éco- éthique, est basée sur le principe de responsabilité qui appelle l’homme à préserver le plus fragile en prenant en compte les dangers probables de nos actions.a

Par la suite, avec la mise en cause du paternalisme et le recours au consentement du soinb, le

modèle hétéronomique est mis en retrait au profit du principe d’autonomie. D’un point de vue philosophique, nous opposerons ici la position de Jonas à celle de Hugo Tristram Engelhardt qu’il défend dans Les fondements de la bioéthique (1986). Dans une approche déontologique, la morale est fondée sur le respect absolu de la liberté de l’homme. L’éthique est une « entreprise de résolution de controverse » basé sur le principe d’autonomie qu’il définit comme suit : « Ne faites pas à autrui ce qu’il ne se serait pas fait à lui-même et faites-lui ce que vous vous êtes engagé en accord avec lui-même à lui faire. Le principe d’autonomie fonde ce que l’on peut appeler l’éthique de l’autonomie comme respect mutuel ». c

Aujourd’hui, c’est la notion d’autonomie qui est critiquée. Si on se réfère au travail de Corine Pelluchon qu’elle développe dans L’autonomie brisée, Bioéthique et philosophie (2009), l’autonomie est plus qu’un principe, c’est une valeur, la « valeur des valeurs ». Elle devient une norme revendicatrice d’égalité, et la société fait l’amalgame entre l’autonomie et l’indépendance, entre l’autonomie et l’auto-détermination. L’éthique de l’autonomie se vide de son sens et se lie à une « ontologie privative » car elle occulte l’altérité en considérant le manque de manière négative, comme un déficit et non comme une simple différence. L’auteure ne remet pas en question l’importance de la notion d’autonomie mais propose un nouveau cadre pour lui redonner sa signification transcendantale. Elle développe ainsi « l’éthique de la vulnérabilité » qui est « fondée sur une triple expérience de l’altérité ». La première est « l’altération du corps propre » qui définit la fragilité du vivant et impose au sujet de penser son identité par rapport à l’autre. La deuxième « liée à ma responsabilité pour l’autre » est défini par le rapport à l’autre

a Fondements philosophiques de l’éthique médicale, Suzanne Rameix, p. 59-61

b Il nous semble important d’voir ici à l’esprit la Loi du 20 décembre 1988 relative à la protection des personnes

dans la recherche biomédicale, dite « loi Huriet », qui imposa aux le recueil du consentement pour toute expérimentation.

qui est vulnérable. La troisième est « liée à mon rapport aux institutions de ma communauté ». Corine Pelluchon décrit donc l’éthique de la vulnérabilité comme un correctif des déviances actuelles de l’autonomie comme individualisme. (59)

Nous venons d’exposer ici plusieurs courants philosophiques contemporains en lien avec les réflexions éthiques actuelles de notre société.

Nous n’avons pas recueilli suffisamment de données concernant ce sujet lors de nos entretiens, mais il nous semblait essentiel de l’évoquer dans ce travail.

En effet, cette autonomie hypertrophiée, vidée de son sens initial par nos revendications sociétales d’autodétermination, constitue, selon nous, une cause aux difficultés rencontrées par nos interlocuteurs dans leur pratique en fin de vie. Nous l’avons vu, le rapport au facteur humain, pouvant conduire au conflit, représente la difficulté première. Lorsqu’une famille exige la poursuite des soins, elle exprime cette négation de l’altérité, en occultant les conséquences inévitables de la pathologie, mais aussi en rejetant l’expertise médicale.