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III. Les considérations éthiques et philosophiques au cœur du raisonnement

2. La dignité du patient

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits »a. C’est cette « dignité inhérente »b que consacre en droit international la Déclaration universelle des droits de

l’homme adoptée en 1948, au lendemain de la Seconde guerre mondiale. En France, c’est en 1994 que le Conseil constitutionnel reconnaît « que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle »c. La Dignité comme notion fondamentale a été intégrée au droit comme

principe constitutionnel pour réaffirmer son évidence. Le terme de Dignité est alors régulièrement utilisé dans les textes : « le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa vie en dispensant les soins palliatifs ».d Le droit a su intégrer dans la loi une

notion difficile à définir, première et axiologique, « la dignité de la personne humaine est en effet comme un axiome indémontrable et indérogeable, et sans doute même aussi indicible » (38)

La dignité est difficile à définir. C’est un terme grave et autoritaire. Si l’Eglise catholique l’utilise pour défendre l’accompagnement et la délivrance de « soins jusque dans les ultimes moments »e , d’autres, comme l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD),

s’en servent pour militer en faveur de l’euthanasie. La notion de dignité peut donc être instrumentalisée. Face à cette incompréhension générale, certains nous proposent même des guides pour préserver la dignité du patient (39).

Si elle reste vague et parfois dangereuse, la notion de dignité ne doit pas pour autant être exclue du droit ou écartée du débat. Dans le domaine de la fin de vie, la dignité ne doit pas être confondue avec la liberté, il faut respecter son caractère indérogeable et ne pas la limiter au regard d’autrui (40). Toutefois, si la dignité se rapporte à l’essence de l’homme, si elle est la représentation d’une « humanité une et indivisible », elle se manifeste dans la relation et dans la confrontation de corps et d’âmes indissociables. (41)

a Article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) – 10 décembre 1948 b Préambule de la DUDH

c Décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994 - Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et

à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, à l'assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal

d Article 2 de la loi Claeys-Leonetti

e Conférence des évêques de France, publication du 19 juin 2012 : « Mourir dans la dignité c’est jouir d’une pleine

La question de la dignité a donc toute sa place dans le domaine de la fin de vie. Qu’en pensent nos interlocuteurs ?

« L'être humain à une spécificité : il n'y a pas de sous humains, ils relèvent tous de la dignité. C'est un préalable de reconnaître que nous sommes tous dignes, et ça nous met en obligation. C'est à la fois un droit pour les patients, et ça fonde nos devoirs envers lui. » « Je vous donne un exemple. Les juifs dans les camps de concentration étaient tous dignes, humains donc dignes. Ils ne relevaient pas d'une sous-espèce. De la même façon, les chefs nazis qui s'occupaient d’eux avaient leur dignité d’humains. Mais il y avait un déficit de manifestation de la dignité des uns et des autres. Les juifs, lorsqu'ils mangeaient dans leur gamelle ou qu'ils buvaient leur urine, avaient un déficit de manifestation de leur dignité. Quand je vous dis : fermez les yeux et essayez d'imaginer un homme dans toute sa dignité, vous ne verriez pas quelqu'un de cachectique, qui sent mauvais, en pyjama rayé et compagnie. Les prisonniers dans les camps de concentration avaient toute leur dignité mais un déficit majeur de manifestation de leur dignité. De la même façon, les nazis avaient toute leur dignité mais un déficit de la manifestation de leur dignité, en traitant les juifs de cette façon. Ils n'honoraient pas la dignité humaine. » « Donc le médecin est garant de la manifestation de la dignité du patient. » (E1, SP)

« Est-ce que mourir en réanimation c’est digne ? Je ne sais pas trop ce que ça veut dire au final…La Dignité… C’est difficile à définir. » (E3, AR)

« Pour moi, il n'y a pas de dignité ou d'indignité chez quelqu'un qui a une jambe en moins ou une face défaite… Ce que promeuvent beaucoup de demandeurs de l'euthanasie ou l'ADMD, c'est qu'une fois qu'on a perdu sa beauté physique et sa compétence intellectuelle, on n’est plus digne. Mais dans ces cas-là, il y a plein de gens qui ne sont pas dignes dès qu’ils naissent… Ou dès qu’ils vieillissent… Le fait de légiférer avec le terme « Dignité » dedans serait une calamité. » « J’estime que les gens qui la mettent en avant le font pour trouver une autre approche de faire mourir, ou pour justifier l’euthanasie par un manque de dignité. » (E4, SP)

« Pour nous, la dignité dans le soin, c'est de savoir s'arrêter. Pour moi c'est ça. On a eu un petit patient récemment à la réa, traumatisme crânien épouvantable. Une famille complètement résiliente et adorable. Chaque fois que je faisais la visite, j’entendais parler de la dérivation ventriculaire… Est-ce qu’elle a marché ? Alors que ce gosse

avait des pupilles peu réactives, une réactivité globale sans progression au bout de six semaines. On a le droit, dans les premières heures, d’aller très loin même si on se trompe. Mais après, il faut se poser la question. Là, la question de dignité se pose : est- ce qu'il faut opérer, réopérer ? Souvent face à la fin de vie chez les jeunes, il y a un défoulement technique. Là, la question de la dignité se pose. » (E7, AR)

La réflexion sur la dignité s’intègre complètement dans le raisonnement éthique quotidien des médecins. Les réanimateurs voient plus la dignité dans le corps, tandis qu’en soins palliatifs sa représentation est plus globale. Mais tous considèrent que son respect réside dans « le corps à corps » (E8, SP) et non dans l’application littérale de définitions académiques.

Ainsi, pour qu’une décision soit bonne, juste, éthique, il faut que le raisonnement la précédant se fasse dans le respect de la dignité de la personne humaine. Or nous avons vu que les conceptions de la dignité varient significativement. Elle est donc soumise à la norme et ne transcende pas les divergences. Chacun à une conception différente de la dignité qui influe sur son comportement à l’aube du trépas, et le médecin doit composer avec cela dans la conduite de son raisonnement.

Grâce à nos interlocuteurs exerçant l’anesthésie-réanimation et les soins palliatifs, nous avons pu déterminer les différents éléments participant à la genèse de la décision médicale en fin de vie. Sa complexité réside d’abord dans la conduction des discussions avec les acteurs en présence. Le médecin doit aussi intégrer l’encadrement juridique et institutionnel à sa pratique tout en y incluant des réflexions éthiques et philosophiques.

Dans la deuxième partie de ce travail, nous utiliserons les données issues de nos entretiens avec de jeunes médecins généralistes pour déterminer les rapports qu’ils entretiennent avec le monde de la fin de vie.

Deuxième partie – Les rapports du jeune médecin