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Partager une expérience esthétique, c'est se joindre à l'expérience d'une autre personne ou engager une autre personne à participer à une expé- rience que l'on projette ou que l'on est en train de vivre. Vue comme un partage, l'éducation esthétique n'est possible que si l'éducateur est lui- même ouvert à sa propre réceptivité sensible, que s'il a lui-même une con- naissance vécue et réfléchie de l'expérience esthétique. Pour communiquer ses propres sensations et pour vibrer à l'unisson avec celles des enfants,

il faut qu'il soit à la fois en contact avec les objets de l'expérience, avec ses réactions et avec celles de ses "petits amis". S'il ne connaît pas le chatouillement d'une frange soyeuse ni la plasticité de la terre hu- mide, s'il ignore la dimension esthétique, îl ne pourra y entraîner les en- fants ni les y accompagner. Le partage esthétique doit être une communica-

tion empathique entre l'enfant et l'éducateur à propos de qualités formelles senties dans l'environnement.

En plus des attitudes de réceptivité, d'intérêt et de recherche esthé- tiques, l'éducateur, afin de cultiver le sens esthétique chez les jeunes enfants, devra se donner des connaissances sur les qualités formelles du monde matériel, sur les processus de perception et d'appréciation esthéti-

que et sur les caractéristiques du sens esthétique des enfants. Il se ren- dra conscient autant du contenu que du déroulement des expériences qu'il par- tagera avec les enfants.

Comme l'expérience esthétique des qualités visuelles de l'environnement et des oeuvres d'art repose sur la perception de ces qualités, l'éducateur devra pouvoir porter "un regard d'artiste" sur les phénomènes visuels. Il sera capable d'en percevoir les éléments (points, lignes, surfaces, volu- mes), leurs variables (dimensions, textures, formes, positions, directions, nombre, espace, densité) et leurs principes d'organisation (contrastes, pas- sages, dominantes, répétitions, symétrie). Il faut qu'il sache voir pour faire voir. De plus, il saura décrire et nommer ce qu'il voit afin de com- muniquer ses perceptions ou afin d'aider les jeunes à prendre conscience des qualités des objets de leurs expériences. L'expérience immédiate du monde matériel accompagnée des mots pour l'expliciter accroît les chances de

sensible et réfléchie des phénomènes du visible est essentielle au partage esthétique. L'éducateur doit pouvoir sentir et identifier les aspects du monde matériel qui sont l'objet de l'expérience esthétique s'il veut y sen- sibiliser les enfants.

L'étude des phénomènes visuels et de la façon de les exploiter dans la création d'objets significatifs constitue le domaine de l'art. Une ini- tiation à l'art, à ses formes et à son langage fournît la médiation la plus propice à ouvrir les yeux et à développer la "pensée visuelle". L'éducation artistique devrait faire partie de la formation des éducateurs en tant qu'é- ducation de la vision aussi bien qu'en tant que moyen d'expression.

Une prise de conscience du processus et des caractéristiques de l'ex- périence esthétique est aussi indispensable à celui qui se préoccupe du dé- veloppement du sens esthétique chez les jeunes. Cette prise de conscience prendra sa source dans l'attention éveillée aux phénomènes de perception, de réaction et de création de sens qui s'intègrent au processus global de l'expérience esthétique. La réflexion sur ses transactions avec les objets de l'environnement, sur les conditions internes et externes des expériences esthétiques conduit à une connaissance plus profonde de la dimension esthé- tique qui peut être utilisée pour reconnaître ou pour organiser les condi- tions de 1'expérience du jeune. Plus 1'éducateur aura une conscience éclai- rée et articulée de ses propres comportements esthétiques, mieux il pourra suivre et animer le développement esthétique des enfants.

La réflexion sur le processus et sur les conditions de l'expérience esthétique peut être soutenue et éclairée par des lectures et par des échan- ges. Les écrits de Dewey, de Langer, de Reimer, de Dufrenne, par exemple fournissent un matériel conceptuel qui aide à comprendre la nature de 1'ex- périence esthétique et à en rendre compte par le langage. Raconter ses ex- périences et les comparer à d'autres peut amener à saisir de plus près le caractère spécifique de ce type d'interaction avec l'environnement.

Une étude systématique ainsi qu'une compréhension sympathique de la façon dont les enfants répondent aux objets esthétiques sont aussi des ou- tils de première importance pour celui qui souhaite éveiller et développer

le sens esthétique des jeunes. Il importe de comprendre comment les petits enfants vont à la rencontre des qualités esthétiques, comment ils réagissent

au contact des objets et comment ils interprètent leurs perceptions afin de leur permettre de poursuivre leurs expériences spontanées ou afin d'organi- ser des situations propres à les faire naître. L'étude de l'esthétique en- fantine devrait porter sur les composantes sensori-motrices, intellectuelles et affectives des expériences des tout-petits. Elle devrait aussi illustrer et expliquer les réactions typiques des enfants et proposer une vue globale de la direction du développement qui permette d'interpréter des comporte- ments particuliers dans une perspective à longue portée. Savoir, par exem-

ple, qu'un petit de trois ans qui se lance en courant dans une grande pièce répond ainsi aux qualités de dimension de cet espace fera interpréter son comportement, non pas comme de la turbulence, mais comme une réaction motri- ce vigoureuse à une sensation immédiate qui pourra éventuellement avoir des répercussions sur sa façon de sentir les qualités spatiales de l'environne- ment.

J'espère que les résultats de ma recherche pourront aider des parents, des éducateurs de garderie ou des enseignants à observer et à interpréter les comportements esthétiques de leurs enfants et que la description des expériences pourra leur inspirer des activités susceptibles d'éveiller la réceptivité esthétique chez des enfants d'âge préscolaire. La recherche dans le domaine en est encore à ses débuts : les échanges entre éducateurs pourront aider à poser de bonnes questions et à ouvrir des pistes d'explo-

ration qui conduiront peut-être à un modèle de développement esthétique et à des prescriptions pédagogiques plus précises.

^•2 Les_expér|ences_esthétjgues_stryçturantes

Après avoir posé comme conditions au partage esthétique le développe- ment esthétique de l'éducateur, ses attitudes et ses connaissances, j'ai- merais aborder les conditions qui feront des activités des enfants des ex- périences pouvant jouer un rôle dans la structuration du sens esthétique. Si l'on veut considérer les expériences esthétiques des enfants comme le fondement de l'éducation esthétique, il convient de préciser le sens attri- bué à "expérience".

cupations", une prise de conscience des événements internes et externes qui en découlent. C'est à la faveur de cette prise de conscience que s'instau- re le processus de développement et que se structurent les lignes de con- duite qui orienteront les actions futures. De même on peut penser que pour que les expériences esthétiques du petit enfant aient un impact réel sur la formation du sens esthétique, il faut qu'en plus de vivre des situations intéressantes et riches de stimulations, l'enfant reconnaisse ses expérien- ces, se les approprie et éventuellement les symbolise.

Au niveau des enfants d'âge préscolaire, la prise de conscience accom- pagnant l'expérience concrète pourrait s'effectuer aussi bien par le lan- gage gestuel que par le langage oral. Le partage des activités des enfants, la réponse sensible à leurs invitations et le prolongement verbal sous for- me de commentaires ou d'invitations à dire ses perceptions et ses réactions

sont des façons différentes d'aider l'enfant à faire de ses contacts avec l'environnement des expériences propices à la structuration du sens esthé- tique. Dans le domaine esthétique, la prise de possession de 1'expérience pourrait être suscitée par l'amplification, par la répétition ou par le prolongement du geste de l'enfant. Par exemple, si un tout-petit s'amuse à suivre la ligne capricieuse d'une fissure dans le trottoir, le fait de se joindre à son jeu et de suivre le parcours de la ligne avec lui suffirait à cristalliser l'expérience. De même, le seul fait de s'arrêter pour at- tendre un petit qui est occupé à caresser de la mousse sur une pierre dans un sentier serait une façon de lui offrir l'occasion de prendre conscience de l'importance de la douceur et de la fraîcheur de la mousse. Devenu grand, îl aimera encore probablement le lichen. Un langage exact pour dé- crire les objets des expériences et pour communiquer ses sensations et ses interprétations personnelles est aussi un outil de la pensée dont l'u- tilisation simple et joyeuse est de nature à faire éclore la conscience esthétique.

Les expériences authentiques et significatives, en plus de se trans- former en conscience, doivent s'inscrire dans un continuum et impliquer une interaction entre le sujet et 1'objet des expériences (Dewey, 1947-1968, p- 77-98). Examinons d'abord l'aspect de la continuité des expériences dans le domaine esthétique. Les expériences se situent dans un continuum:

sera sélectionné dans l'avenir. Le sens esthétique se construit à partir d'expériences qui élargissent progressivement le registre de la sensibili- té. C'est à travers la succession des expériences de tous les jours que s'instaure le mode de relation esthétique avec les objets. Le plaisir esthétique n'est pas une "fête du dimanche", un événement rare. C'est une denrée quotidienne qui peut se présenter à l'occasion d'une sortie, d'une expérience en sciences naturelles, d'un atelier d'art, de la lecture d'un livre illustré, de la découverte d'un jouet ou d'un petit coin attirant. Il est important de saisir au passage toutes les occasions d'expériences esthétiques. L'éducateur doit discerner dans le concret les qualités de l'environnement qui fournissent des expériences propres à alimenter le dé- veloppement esthétique. Il doit tirer partie de tous les éléments qui peu- vent contribuer à élaborer des expériences esthétiques de valeur. Au ryth- me des sollicitations quotidiennes de l'environnement, s'exerce et de déve- loppe une façon de voir, se structure un système de préférences qui auront des suites.

Si la continuité est une des conditions de la valeur des expériences, l'interaction en est une autre. Pour que les situations vécues aient une portée éducative, elles doivent tenir compte à la fois des conditions inter- nes et externes des expériences. Les conditions internes sont déterminées par les besoins, les intérêts et les efforts volontaires des enfants. Les conditions externes proviennent de l'environnement physique et humain. Les propositions esthétiques seront donc choisies en fonction des tendances, de

la motivation et de la capacité de réception des enfants tout autant qu'en tenant compte de leurs qualités formelles.

Amener des enfants voir des sculptures qu'ils ne peuvent pas toucher ou un jardin où il faut museler son nez et retenir son geste, c'est ignorer

les conditions internes des enfants, leurs besoins de mouvement, de contact physique et d'action. Les conduire dans une salle d'exposition où les exhi- bits sont à un mètre au-dessus de leurs têtes, c'est se soucier bien peu des conditions intrinsèques de 1'expérience. Quand à cause de mauvaises con- ditions internes ou externes, l'interaction avec les objets est rendue im- possible, l'enfant ne peut pas accéder au plaisir qui donnerait du sens à

l'activité. Il ne peut y avoir d'expérience esthétique si l'objet est inac- cessible physiquement ou s'il est inaccessible faute de retentissement dans

et détermineront des styles esthétiques différents qui se manifesteront par des intérêts, des activités perceptives et des interprétations diffé-

rentes. Pour que les expériences proposées aux enfants contribuent à leur développement esthétique, elles doivent répondre aux conditions de conti- nuité et d'interaction comme toute autre expérience éducative.

L'idée de partage esthétique et des conditions du partage pour l'adul- te et celle d'expérience structurante et de ses conditions pour l'enfant sont les axes de réflexion pédagogiques qui se sont dégagés au terme de cette étude. L'ensemble ressemble à ce qu'on appelle une pochade en pein-

ture. Les éléments principaux sont en place. Les traits ont l'élan de l'enthousiasme. Il reste des détails â étudier et des rapports à équili- brer pour achever le tableau.

La conviction de l'importance de la dimension esthétique dans la re- cherche d'un "plus-être" et d'une meilleure qualité de vie motivera la pour- suite du travail. C'est le sens esthétique qui permet de garder le contact avec les sensations et avec leur retentissement intérieur. Il permet aussi de reconnaître les réalités de la sensibilité lorsqu'elles se présentent sous des formes qui en deviennent 1'expression symbolique comme dans les oeuvres d'art. Les personnes au sens esthétique sous-développé ou anesthé- sié sont la proie des marchands de sensations futiles et d'objets insigni-

fiants. Eloignées de leur sensibilité, elles se nourrissent de conventions et de saveurs artificielles. Leur rythme vital n'est plus accordé aux

transformations de la lumière ni à l'odeur du vent, mais au retour mensuel du compte de la compagnie de crédit. Pour éviter qu'ils ne deviennent com- me "le gros Monsieur Cramoisi qui n'a jamais regardé une étoile" (St-Exupé-

ry, 1946, p. 28-29 et 45-49), il faut cultiver chez nos enfants la récep- tivité esthétique. Pour que la dimension esthétique devienne une voie de structuration individuelle et un ferment de transformation sociale (Marcu- se, 1979), il faut que l'éducation esthétique soit considérée non pas com- me un luxe, mais comme une nécessité.

1. Les comportements répartis selon les cinq composantes du sens esthétique

1.1 §ensat|on Total