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Chapitre VIII – Performance, processus d'écriture et lien avec le plateau

4. Témoignage sur scène

Pour ces trois pièces, la scène se transforme en effet en espace de témoignage, et pas seulement de représentation, mais comme un espace privilégié où l'on écoute des paroles de mères silencieuses.

Un double mouvement de témoignage s'opère. Un personnage est témoin de sa propre vie passée (cas de Suzy et Cathy, ou au présent pour La femme) et la raconte. Par cette démarche, elle fait revivre une absence. Une comédienne devient porte-parole de son histoire et la partage à un public. Ce public devient alors témoin de cette histoire, de cette parole de mères. En cela, comme Jean- Pierre Sarrazac, « ce « geste de témoigner » [...] concerne aussi bien l’écriture que la mise en scène et que le jeu. C’est en cela qu’il constitue un « dispositif » pour le théâtre moderne et contemporain… »572

Le temps de la performance est ainsi temps d'une parole d'autant plus performative qu'elle est représentée publiquement sur une scène de théâtre, performée par une réelle personne bien qu'incarnant un personnage fictif.

Cet acte du témoignage est central dans la parole portée dans Le fils573, et la prise à témoin du public

est même directe, puisque des questions lui sont adressées. Le public est donc pleinement pris en compte dans ce processus théâtral. Avec ses questions au public, Cathy interpelle l'auditoire, ce qui ancre sa parole dans la réalité du temps performatif, et non du temps fictionnel. .De plus, cela amène le public à interroger sa propre relation à la parentalité, à la maternité, à sa certitude de ce qui est vrai ou non, etc. De manière répétée, ces questions au public, effectuent une distance avec la fiction, et à nouveau, insistent sur la portée de ce témoignage fictif mais nourri de recherche documentaire, dans la réalité.

Le témoignage développe un rapport au temps spécifique puisque le récit est obligatoirement postérieur aux faits racontés (comme c'est le cas dans Le fils ou Suzy Storck) ; « À travers la

572Jean-Pierre Sarrazac, « Introduction », Ed.L'Harmattan, Études théâtrales, 2011/2 N° 51-52

573« Du point de vue du théâtre, il existe deux grands types de témoignage. L’un pourrait être dit politique et l’autre intime. Et, très souvent, il leur arrive de se combiner. À un pôle, le personnage brechtien, qui se présente comme le témoin oculaire d’un événement, d’un accident – d’une « scène de la rue ». À l’autre pôle, l’homme comme témoin de lui-même. De sa propre souffrance. De sa propre Passion. Dans Le Pèse-nerfs, Artaud proclame : « Je suis témoin. Je suis le seul témoin de moi-même ». », Jean-Pierre Sarrazac, Ibid. Le témoignage de cette femme et mère dans Le fils rassemble le politique et l'intime, et raconte comment cela s'entremêle.

médiation de la parole. Le témoin rend témoignage en disant, ou en re-disant ce dont il a fait l’expérience. »574Adriano Fabris développe à propos de ce temps du témoignage :

« dans la performance de l’acteur. En tant que témoin, l’acteur est celui qui met en scène, qui représente […], par le biais des mots et des gestes, cette absence, actuelle, de ce qu’il avait expérimenté précédemment. L’acteur, comme témoin, est la trace scénique de cette

absence. Et cette absence, il l’exhibe face à un public, parce qu’il est appelé, devant lui, à rendre témoignage de cette absence. Pour faire en sorte que ce qui a été perdu soit présent, à travers ses actions, au moins pendant un instant. L’acteur accomplit tout cela dans l’interprétation, en rendant vrai un tel rapport avec l’absence ; il le fait en s'exprimant à la première personne »575

C'est ainsi que Suzy Storck déterre sa propre histoire, son corps et remplace son silence par sa parole, que Cathy réussit à évoquer la douleur d'un passé peut-être proche. Carole Thibaut est au diapason avec le traitement de la parole de ses personnages, et en rapport au temps que le témoignage implique :

« c'est un processus d'écriture narrative, c'est-à- dire qu'elle racontent, elles sont témoins de l'histoire qu'elles ont vécu et par moment elles le vivent. C'est une espèce de témoignage, mais vivant, cette pièce parce que j'avais besoin que ce soit pas une histoire fictionnelle racontée par un auteur, mais que ce soit vraiment ces femmes qui racontent leur histoire sur scène, même si ces femmes je les invente, je me sentais pas éthiquement d'aller les mettre en scène. C'est quatre femmes qui racontent leur histoire mais qui passent leur temps à replonger dedans donc on sait pas si c'est au passé ou au présent. »576

Lors même que les actions et paroles rapportées par le témoignage pouvaient rester invisibles, l'acte de témoigner « par l’intermédiaire de la parole »577 lutte contre cette invisibilisation. Dans le cas de

nos pièces, la diffusion de la parole des personnages de mères consiste en un réel pouvoir. Détenir la parole, avoir la parole, prendre la parole se rapporte à une prise de pouvoir, le pouvoir de raconter avec son point de vue, avec ses mots, ses ressentis.

« il apparaît encore plus évident que le fait de témoigner, en tant qu’acte linguistique, revêt un caractère performatif : c’est un dire qui est "faire". Mais signaler cela est de nouveau insuffisant. En effet, l’acte de témoigner ne consiste pas seulement à affirmer quelque chose publiquement, il comporte surtout, pour se réaliser, une exposition de soi. »578

Comme nous l'avons étudié en première partie, l'un des intérêts majeurs portés par le prisme de la

574Adriano Fabris, Représentation théâtrale et témoignange, L'Harmattan, Etudes théâtrales, 2011/2 N° 51-52, p. 180- 189

575Adriano Fabris, Ibid

576Carole Thibaut, entretien sur le processus d'écriture de À plates coutures, Théâtre contemporain :

https://www.theatre-contemporain.net/video/Carole-Thibaut-A-plates-coutures-le-processus-d-ecriture

577Adriano Fabris, Ibid

parole dans ces pièces est l'ouverture sur leur intériorité, leurs pensées, leurs façons de se penser et de penser ce qui les entoure et les conditionne. Bien que l'emphase ait été mise sur la parole, puisqu'elle agit comme un pilier, des fondations, porte voix et actions, dans notre corpus, le silence de la présence d'un corps sur scène peut être significatif et témoignage. Comme l'écrit Adriano Fabris :

« C’est en parlant qu’il [témoin] donne une réponse et qu’il se sent responsable. Mais dans certains cas, pour mettre en œuvre cette responsabilité, la parole du témoin peut aussi ne pas être nécessaire : sa présence muette, son silence peuvent suffire. Le silence, en effet, a son expressivité particulière »579.

On pourra alors penser au théâtre visuel, au théâtre physique, au centre desquels les corps sont, plutôt que la parole. Ou bien, dans une autre langue, la parole au sens d'expression de ses pensées, de ses idées, de son expérience vécu, de communication, n'est pas forcée d'être orale, vocale, pour avoir un poids. La parole « signée » si tant est qu'on puisse la nommer ainsi, toujours en référentiel à l'oralité de la culture entendante, est véhiculée par le corps, par la présence, l'individualité d'une personne, comme celle d'un.e comédien.e sur scène (cf International Visual Theatre). La pièce

Tribus de Nina Raine, dont le témoignage d'un enfant sourd dans une famille entendante est au

centre, traduit bien l'importance d'une langue adaptée à notre être pour pouvoir interagir et communiquer au mieux dans une société qui contrôle le langage autant que les corps.