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Chapitre III Tirades dans Été : lutte contre l'effacement de la parole

2. Sororité : s'épanouir par les amitiés féminines

La confiance de la Femme et son épanouissement viennent grâce à la présence et à l'amitié naissante de L'autre femme. La seule et rare didascalie indiquant que La femme rit est en la présence de sa nouvelle amie, avec qui elle partage les moments les plus joyeux de son quotidien habituellement lent, long et répétitif. D'une part, toutes deux se valorisent et se redonnent confiance, d'autre part, c'est dans cet échange, extérieur au couple, que La femme se permet de parler des difficultés de sa parentalité, et non plus seulement de ses peurs comme avec son conjoint.

Les deux femmes s'entraident, se valorisent mutuellement, se donnent réciproquement de l'importance. Dans la scène « Prendre des photos », toutes les deux se remettent en cause, la femme se sent mal à l'aise dans son corps nouveau, et la photographe doute de l'intérêt de son art et de ses capacités professionnelles. Dans ce premier monologue croisé, les personnages dialoguent tout de même grâce à un parallélisme répété. « Qu'est-ce que je fais de ça ? »234 est la question commune à toutes les deux.

Bien qu'il s'agisse de répliques, ces paroles semblent plutôt des pensées, comme le signale le retrait de marge visuel. Elles symbolisent une écoute, une compréhension hors des mots, pour autant mises en exergue pour le lectorat ou le public, grâce à l'expression de leurs pensées en parallèle. Cela permet d'accéder à leur intériorité tout en dépassant le langage contrôlé spécialement en présence de l'autre. C'est à travers ces pensées extériorisées et verbalisées que les sensations et visions du corps sont exprimées. Le corps n'est pas mis en avant en soi, ce qui aurait pu l'être en scène muette décrite par des didascalies par exemple, mais vu au prisme de la parole pensée.

Elles s'entraident ; l'une, à mettre en valeur le corps de l'autre en lui redonnant confiance et

233Ibid, « Rester silencieuse », p. 39 234Ibid, p. 45

fierté, et l'autre, à valoriser son travail, son activité de photographe, en lui donnant matière à photographier. En plus d'offrir une écoute, un échange, L'autre femme apporte un autre regard, à travers son objectif, un angle que La femme n'a pas et qui lui apporte l'indulgence et la bienveillance d'un regard extérieur porté à voir sa beauté, ignorant ses complexes.

De plus, la scène « Danser » est un réel moment d'épanouissement de ces deux personnages féminins.Toutes les deux se redonnent confiance et matière à vivre : cela donne ainsi un modèle d'amitié féminine et de sororité. Ce mot, revendiqué en manifestation, dans certains manifestes féministes, est d'usage depuis peu au regret de Benoîte Groult qui écrivait dans Ainsi soit-elle : « je voulais écrire […] le livre de ce qui n'existe pas encore, d'un sentiment et d'un mot qui ne sont même pas dans le dictionnaire et qu'il faut appeler, faute de mieux, la "fraternité féminine". »235 Depuis, le mot sororité, sisterhood en anglais, est utilisé et démocratisé en opposition à une image des femmes comme rivales, concurrentes ou jalouses.

A l'idée d'être vue en photographie, pour une exposition de L'autre femme, La femme répond qu'elle serait « fière et honteuse à la fois »236, l'autre femme reprend cette idée en annihilant, en désamorçant, la honte et en répétant « Fière vous le pourrez ». L'autre femme procède ainsi à une censure de toutes les paroles dévalorisantes dont La femme se fustige. Cette correction de sa parole met en exergue les habitudes langagières de cette dernière. Corriger cette parole, n'en garder que ce qui fait du bien, ce qui donne confiance et fierté, sans pour autant inhiber les doutes et déceptions, a pour conséquence de lui accorder de l'importance. Cela rappelle que dire, le dire, la façon de se dire, conditionne notre existence, que le choix des mots influe sur notre façon de penser le monde et de se penser.

Enfin, la scène « Danser » est un réel moment d'épanouissement de ces deux personnages féminins. Une sensation de libération, de liberté réjouissante se dégage de cet épisode de vie de ces deux femmes, où résonnent beaucoup de « rires », d'amusement, de danse, de bière. Elles prennent l'espace sonore et physique qu'elles occupent avec leurs rires forts, comme évoqués précédemment, et avec leur danse. Leur comportement est décomplexé, La femme s'autorise, sous l'effet de l'alcool, a « faire pipi/ cachée derrière un platane »237. Faire pipi dans l'espace public en toute impunité renvoie à une prérogative plutôt masculine, avec une interprétation bestiale, il s'agit d'une façon d'occuper l'espace, de se l'approprier. Cette appropriation de l'espace public va de pair avec l'appropriation de l'espace sonore : oser être, oser dire.

Ce n'est pas anodin si ces moments sont en dehors de l'espace privé, réservé traditionnellement aux femmes. La prise de parole, de confiance, tout ce déploiement se déroule

235p. 27 236Ibid, p. 59 237Ibid, p. 53

« Au bord de la mer », ou dans la scène citée précédemment sur « la grand-place »238.

Ces moments de joie contrastent avec la lassitude, ou l'absence de bonheur, qui semblent peser sur la vie du personnage principal. Dans la scène « Rester seule », première présence de L'autre femme, première tirade de La femme, elle partage le constat de sa situation actuelle, son ressenti vis-à-vis de son bébé, tente de démêler où est son bonheur dans cette nouvelle parentalité.

Elle peine à définir ses émotions pour son bébé, elle peine à trouver l'adjectif pour les qualifier : « Un seul c'est déjà si / prenant » et « Je suis heureuse/ J'ai lui / et maintenant la petite / c'est si / nouveau » (p. 28). « Prenant » et « nouveau » sont les seuls adjectifs qu'elle trouve alors qu'elle se décrit comme « heureuse », l'adjectif « nouveau » est plus neutre que mélioratif ou positif. Sa parole est hésitante, toujours mise en suspension par les retours à la ligne entre « c'est si » et « nouveau » ou « prenant » qui arrivent avec retard, rejetés à la ligne suivante.

La répétition « je suis heureuse » lors de ses deux tirades laisse croire qu'elle tente de se persuader d'un bonheur qu'elle pense devoir ressentir, puisqu'avoir un enfant est souvent idéalisé, est attaché à une sorte d'injonction au bonheur parental, maternel. Cela se traduit par la réplique suivante :

« Je ne suis pas malheureuse non

Et maintenant avec un enfant vous pensez »239

Tout le présupposé du bonheur d'avoir un enfant est contenu dans « vous pensez ». Il n'existe dans cette formule évidente que peu de place pour la remise en question, à l’égard de ne pas être si heureuse que cela avec un bébé.

Toutefois, son premier « je suis heureuse » se transforme en « je ne suis pas malheureuse », après l'énonciation d'un dicton, d'une parole toute faite ressortie : « Le bonheur / c'est comme la santé / quand on l'a on n'y pense pas / Et puis après c'est trop tard / et on se rend compte qu'on n'a pas su en profiter ». Cela souligne le potentiel regret de sa vie avant d'avoir un enfant, regret évoqué à tâtons, jamais affirmé aussi clairement que celui de Suzy Storck par exemple.

Cette phrase répétée s'ajoute au constat répété de ce qu'elle a : « Je suis heureuse

J'ai lui

238Ibid, p. 52 239Ibid, p. 28

et maintenant la petite » 240

On en retrouve une variation, plus loin, avec un changement, celui du rejet à la ligne, de l'isolement de « la petite » dans :

« Je suis heureuse vous savez

J'ai lui et qui est si gentil et maintenant

la petite

Et c'est mon enfant

Et je ne manque de rien »241

Une telle répétition, tentative de conviction, exacerbe l'antiphrase qu'elle symbolise, et prépare à une opposition, apportée par des « mais » dans :

« Mais parfois Je ne sais pas J'ai lui et la petite

et c'est mon enfant et je suis heureuse

Mais ce n'est pas comme ça non

ce n'est pas comme ça que je voyais les choses Et quand elle est arrivée

ce n'est pas comme ça que j'avais imaginé cela je veux dire

ce qu'on ressent

ce n'est pas comme ça que je l'avais imaginé »242

Le discours de persuasion arrive à sa fin, dévoile une vérité plus sincère grâce à ces « Mais parfois », et l'anaphore « Mais ce n'est pas comme ça que je ». La révélation de cette désillusion survient après deux tirades en lien avec le questionnement de son bonheur de mère et apparaît alors comme un aveu. Cette sincérité conduit L'autre femme à accepter de la photographier, lui offre un sujet empli, loin de ce vide initial, « à attendre que quelque chose vienne remplir quelque chose/ Mais rien ne vient et tout reste vide »243.

Toutes deux se sentent vides et La femme s'affirme grâce et face à sa nouvelle amie: « Je ne sais pas grand-chose c'est vrai / mais ça je le sais / A rester immobile et à regarder la mer / ça ne remplit rien / ça ne marche pas comme ça »244. L'une attend que quelque chose vienne remplir son 240Ibid, p. 28

241Ibid, p. 44 242Op. cit, p.44 243Ibid, p. 42 244p. 42

cadre, ce que fera La femme, l'autre se plaint souvent de se sentir seule. Leurs vides communiquent. Et la présence de maternité, la naissance de son bébé semblent porter ce vide et la sensation de solitude du personnage principal.

La déception face à la réalité semble surgir après la naissance lorsque l'enfant et la maternité rêvées font face à la réalité. Simone de Beauvoir écrivait ainsi :

« Et presque toujours une déception. La femme voudrait le sentir sien aussi sûrement que sa propre main : mais tout ce qu’il éprouve est enfermé en lui, il est opaque, impénétrable, séparé ; elle ne le reconnaît même pas puisqu’elle ne le connaît pas ; sa grossesse, elle l’a vécue sans lui : elle n’a aucun passé commun avec ce petit étranger ; elle s’attendait à ce qu’il lui soit tout de suite familier : mais non, c’est un nouveau venu et elle est stupéfaite de l’indifférence avec laquelle elle l’accueille. Pendant les rêveries de la grossesse, il était une image, il était infini et la mère jouait en pensée sa maternité future ; maintenant, c’est un tout petit individu fini, et il est là pour de vrai, contingent, fragile, exigeant. La joie qu’enfin il soit là, bien réel, se mêle au regret qu’il ne soit que cela »245

La description de son ressenti de nouvelle mère se différencie donc d'un discours idéaliste et fait paraître une déception possible, nuance une image idéale de la jeune mère obligée d'être épanouie. Cela rappelle Le fils dans laquelle la mère rappelle que l'on parle toujours du bonheur d'être mère, mais jamais des difficultés et des douleurs d'être mère.