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Chapitre V Répétitions et motif de la boucle

3. Répétition du travail domestique (Suzy Storck)

La déshumanisation de Suzy, l'aspiration de toute son humanité dans son corps, vidé de volonté, de ses mouvements, qui ne sont plus des gestes avec intention, mais des mouvements répétés machinalement, est représentée par sa propre parole, grâce à la répétition rythmée et anaphorique des paroles de Suzy à propos de son quotidien. La mécanisation de sa parole correspond en effet à celle de ses mouvements. L'appréhension du quotidien répétitif de Suzy se fait donc par la répétition de ses répliques à l'identique. Par la répétition de sa parole monologuée, son ennui, insatisfaction, sa solitude, sa responsabilité dans l'organisation du quotidien familial sont entendues, sa parole étant martelée. Comme l'écrit Armelle Talbot, « que la parole elle-même se fasse gestuelle et acquière par sa cadence propre le pouvoir de restituer concrètement les contraintes du travail ouvrier, ce dernier est bien plus qu’un objet de la conversation »407. Ici, le travail domestique de Suzy ressemble effectivement en tous points à la répétition de mouvements de son ancien travail à la chaîne, où le corps est une machine :

405Armelle Talbot, Ibid. 406Armelle Talbot, Ibid. 407Armelle Talbot, Ibid

« En insérant l’activité laborieuse au sein de l’espace domestique, la configuration atypique que propose Travail à domicile permet de souligner l’extension invasive de ses coordonnées et de ses conditionnements. »408

Le travail domestique est donc dans la prolongation d'un travail d'usine.

Suzy n'est plus celle qui a l'intention de ses gestes, qui décide de ses mouvements, son corps les fait à sa place, comme si elle devenait une marionnette manipulable. Il s'agit là d'une réification de son corps. Nous l'avions déjà remarqué lors de la séquence 8, en lien à la sexualité, dans son travail domestique, la même aliénation du corps est produite, sauf qu'elle n'est pas l'effet direct de HVK, mais de cette place à laquelle il l'assigne.

Suzy Storck a donc quatre répliques où elle répète les mêmes paroles à propos de son quotidien répétitif, un monologue et trois tirades, au moment décisif où elle comprend à quel moment, entre la lessive et la crotte de chien, elle a oublié de chercher le linge, et par la même occasion son bébé, le chœur prend le relais de ce souvenir inavouable, de cet oubli. Avant de pouvoir être verbalisée face à HVK, sa parole est délivrée par un monologue, puis par deux tirades à HVK, et enfin le chœur reprend sa parole.

Le monologue de Suzy à la séquence 3 est repris par le chœur à la dernière séquence, la 12. Il rend audible les pensées invisibles de Suzy Storck. Ces deux répliques portent sur les actions mécanisés de son bras, dont elle n'est plus maîtresse. L'anaphore de « de mon bras qui se lève et » ou « de son bras qui se lève et », rythme chaque début de ce qui ressemble à des vers libres. Et à chaque fois, la phrase s'allonge, est amplifiée, avec un effet boule de neige de la parole qui s'emporte et devient de plus en plus rapide, et qui oblige à l'accélération du souffle et du débit. La première est donc « de mon bras qui se lève accrochant le linge de la maison »409 et la dernière « de mon bras qui se lève pour en coller une à ce con de chien de chasse qui vient encore de chier devant la porte du garage »410. Il s'agit du même rythme, des mêmes paroles que reprend le chœur avec pour seule différence « son »411 à la place de « mon ». A la fin de ce mécanisme qui s'accélère, les mouches sur la crotte de chien, la font dévier de sa routine, une rupture se fait, et elle part dans un souvenir avec des mouches sur un cadavre. C'est à ce moment précis, qu'elle se distrait et oublie le reste de ses tâches, oublie le linge et le bébé. Lors de son monologue, son esprit laisse libre court à la parole, la deuxième fois, Hans Vassili coupe net ses pensées en la giflant « comme on écrase une mouche sur une vitre »412.

Si ces pensées sont entendues par le public, elles ne le sont pas par Hans Vassili. Cependant, un même rythme est recréé pour amener la répétition du lever le matin, accentuer la routine non

408Ibid

409Suzy Storck, p. 16 410Ibid, p. 17 411Ibid, p. 61-62 412Ibid, p. 62

choisie de Suzy, qui a pour seul objectif le service à sa famille. Cette première tirade, à la séquence 4, est une réponse à la question de HVK « Tu es seule de quoi ? »413. Elle lui présente donc sa solitude, à travers son quotidien domestique avant que tout le monde parte et qu'elle « reste seule / avec ce bébé / qui »414. Elle expose toutes les raisons pour lesquelles elle ne se réveille pas « Je me lève le matin / Pas parce que […] / Pas parce que [...] », elle exprime indirectement ces souhaits, qui s'oppose à sa réalité, avant d'expliquer tout ce qu'elle fait le matin, uniquement tourné vers ses enfants et son conjoint. Elle réintègre donc à nouveau la répétition de ses mouvements non décidés par « pendant que mon bras se lève/ et actionne la cafetière / pendant que mon bras se lève / et »... Cela lui a donc permis de faire entendre à Hans Vassili, qui croit tout faire chez lui, ce qu'elle fait comme travail invisible pour lui, invisible puisqu'elle est seule toute la journée avec son bébé. Il répond donc à ses arguments par sa propre routine, sa propre plainte de se lever pour un travail qu'il déteste, et lui réplique « Le monde se lève le matin / c'est le propre de l'humanité de se lever le matin et d'accomplir des tâches. / C'est notre propre » et lui pose la question « Qui se lève pour lui. Qui ? » Ce discours de HVK, Suzy le reprend et le rapporte dans sa deuxième tirade. Cette fois Hans l'ignore et même renchérit et renforce son rôle de « machine à laver » en lui reprochant l'humidité des verres qu'elle a rangés et lavés. Cette action de l'ignorer est plus violente qu'une opposition ; elle parle et sa parole s'écrase contre le mur des oreilles de HVK. Cela désamorce tout enjeu à sa parole.

La dernière parole aussi répétitive est au sujet du bébé. Elle tente de se souvenir où il est, et se rappelle donc quand elle l'a perdu de vue avec « il était avec moi »415. Elle retrace toute sa journée, et retourne encore à « Et je me souviens / de mon bras qui se lève », tâches qui engloutissent son attention à son bébé, et sa distraction revient avec « Et je revois les mouches qui/ Tu me gifles »416. Cela résume son « moment d’inattention », que coupe nettement HVK par sa gifle.

Par la répétition des mêmes paroles qui n'obtiennent pas toujours de réponse, la solitude de ces mères est dévoilée. Leurs mots répétés sans réponse, ou avec une réponse non adéquate, construisent l'image de leur parole comme un écho dans le vide, laissant les femmes seules et désorientées. Cela met en exergue le dysfonctionnement de ces modèles de couple, d'organisation familiale, et le disque rayé de leur parole représentative des rouages enrayés de leurs quotidiens, conduit au drame ou à la tragédie, qui se répercute dans deux des trois pièces sur les enfants.

413Ibid, p. 20 414Ibid, p. 21 415Ibid,p. 63 416Ibid, p. 64