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Chapitre IV Reproduction et sexualité

3. Sexualité imposée (Suzy Storck)

Sans la parole de Suzy Storck, son témoignage de ce qu'elle ressent intérieurement lors du sexe avec Hans Vassili Kreuz, peut-être que rien ne paraîtrait anormal, violent, proche du viol conjugal, dans cette scène si elle était décrite de son point de vue à lui. Cependant, durant la séquence 8, le monologue de Suzy et la description du chœur font entendre la parole, les pensées et le ressenti de Suzy Storck. La répétition anaphorique de Suzy « Je connais la façon dont »309, « J'en connais » indique le caractère répété de cette situation, loin d'être occasionnelle ou exceptionnelle. Il s'agit au contraire d'une routine qu'elle connaît, une relation sexuelle répétée à l'identique dans laquelle HVK semble prendre plaisir sans tenir compte du désir et du plaisir de Suzy. La quotidienneté avec laquelle est décrite cette relation renforce la violence de ces rapports répétés non souhaités par Suzy, qui lui donne à la fin la sensation de pourrir de l'intérieur de son ventre, d'être un cadavre écrasé310 sous le poids de la domination sexuelle de Hans Vassili Kreuz, si étranger à elle qu'elle le désigne toujours par son nom complet, nom qu'elle n'a pas pris. Cela exacerbe leur relation froide, apporte une distance jusque dans le rapprochement physique.

D'une part, le chœur décrit avec méthode et précision chaque étape et mouvement de corps de HVK sur le corps de Suzy. C'est lui qui agit sur elle, qui mène et elle, reste passive. Ainsi, toutes les répliques du chœur ont pour sujet « Hans Vassili Kreuz », « il »311, et donnent la vision extérieure de la relation, tandis que Suzy parle au « je » : elle est le sujet principal non pas de l'action, mais de l'énonciation.

La notion de consentement est absente de cette scène et HVK ne s'inquiète pas de savoir l'avis de Suzy312, comme toujours dans leur vie, ni l'effet que ses actions ont sur elle ; de son côté 305Été, p. 23

306Ibid, p. 20 307Ibid, p. 23

308Carole Thibaut, Opus cit., p. 45 309Suzy Storck, p. 44

310Comme étudié en Chapitre II, 3. 311Suzy Storck, p. 43-45

312Simone de Beauvoir écrivait à ce propos : « Puisqu’elle est objet, son inertie ne modifie pas profondément son rôle naturel ; au point que beaucoup d’hommes ne se soucient pas de savoir si la femme qui partage leur lit veut le coït

Suzy pense beaucoup de choses mais ne les manifeste pas, pas de refus physique ou verbal : elle laisse faire, peut-être trop empêchée de bouger par la force utilisée par HVK (« il serre fort »313, Hans Vassili Kreuz maintient dans une de ses mains / la droite / le bras gauche de Suzy Storck aplati ») peut-être tétanisée pour parler, sa solution pour tenter de supporter cela est d'essayer d'oublier, de se convaincre que : « ce qui va se produire n'est en rien quelque chose qui modifiera ce que je voudrais voir s'organiser dans ma vie. »314 Cette longue phrase compliquée, par rapport aux habituelles phrases courtes, traduit la difficulté de cette entreprise, l'énergie que cela demande, comme cela peut en demander pour dire cette phrase d'un souffle, alors que chaque retour à la ligne est habituellement une possibilité de respirer. Plus tard elle exprime cette impossibilité à arrêter la souffrance, à s'extraire du présent avec : « Il ne s'agit pas simplement de fermer les yeux. / Clore l’œil n'arrête rien. »315 A la fin, Suzy reprend tout de même cette image des yeux fermés avec « Je ferme les yeux pour ne plus rien sentir »316. Les sens semblent décuplés chez Suzy et lorsque la vue l'éloigne du présent, les odeurs lui ramènent à son présent, au sexe.

L'hypothèse du viol conjugal peut être émise du point de vue de Suzy qui témoigne :

« quelque chose qui insiste pour pénétrer ici »317, «Hans Vassili Kreuz / m'écrasant / car quoi qu'il se passe cela se passe toujours ainsi / je suis ensevelie sous le poids de son corps »318, puis « Cette douleur / je la connais. »319, « Je connais la façon dont ça force / comme ça force / en moi / […] Je sais comment ça fend »320. Le verbe « fendre » rapproche son action d'un crime mortel, comme si d'un glaive il déchirait sa chair, il la lacérait. Le terme « ensevelie » fait écho au Prologue du chœur, que Suzy reprend elle-même à l’Épilogue :

« Et tout me revient

comme on exhume un corps

comme on déterre une histoire »321.

Le corps de Suzy est associé à un cadavre, en partie enseveli par le corps de HVK, qu'on découvre, qui refait surface. Cette comparaison indique que l'histoire qui sera jouée (après le Prologue ou qui a été jouée avant l’Épilogue) est centrée sur le retour à la vie de Suzy, concentrée sur son point de vue, sa parole.

ou s’y soumet seulement. On peut même coucher avec une morte. Le coït ne saurait se produire sans le consentement du mâle et c’est la satisfaction du mâle qui en est le terme naturel. La fécondation peut s’effectuer sans que la femme en éprouve aucun plaisir. », Le deuxième sexe, Tome 2, p. 141.

313Suzy Storck, p. 43 314Ibid, p. 43 315Ibid, p. 44 316Ibid, p. 45 317Ibid, p. 43 318Ibid, p. 43 319Ibid, p. 44 320Ibid, p. 44 321Ibid, p. 70

De plus, tout se passe en présence du corps de Suzy, mais en l'absence de sa volonté, comme cette réplique, répétée plusieurs fois dans la pièce le traduit :

« Le poids incompréhensible de ce qui s'organise malgré moi

lors-même que j'y assiste y prends part. »322

Chaque retour à la ligne renchérit sa sensation et image chaque poids qui pèse sur elle, s'ajoute et finit de l'immobiliser, de la contraindre.323 Elle est donc dépossédée de toute volonté, de toute force, et de son corps, dont elle n'est plus maîtresse, à tel point que le chœur dise « La jambe de Suzy Storck se lève »324 et que Suzy complète « Ce n'est plus moi qui la lève ». Cette mécanisation et robotisation de son corps se retrouve dans ses tâches domestiques, chaque fois que ses actions sont induites par sa place attitrée et amène à une négation de sa volonté, de son existence propre.

Enfin, alors que le temps du présent d'énonciation où « les dernières années se fondent puis se confondent »325 avec le souvenir du passé, dans un désordre chronologique souvent de mise, cette séquence se déroule chronologiquement, afin d'énoncer l'ordre logique qui se répète toujours, et ce que, hors de tout ce que Suzy Storck « ne mesure pas », elle « mesure » :

« Je sais comment tout ça sa façon de baiser

s'organise. Organiquement le trajet

comment ça jaillit et jaillira encore de Hans Vassili Kreuz […] Ce que je mesure

c'est l'organisation. »326

Tout est précis comme le fonctionnement d'une montre, chaque mouvement en enclenche un autre, avec eux tout un processus de déconstruction et décomposition du corps de Suzy, de désagrégation de son identité.

Cela se finit « organiquement »327 avec l'éjaculation de HVK : 322Suzy Storck, p. 44

323Marguerite Duras dépeint cela avec : « La nuit elle rêverait qu’elle le gifle, qu’elle lui arracherait les yeux. Il ne saurait rien de ça. Ils ne savent jamais. Aucun homme au monde ne peut savoir ce qu’il en est pour une femme d’être prise par un homme qu’elle ne désire pas. La femme pénétrée sans désir est dans le meurtre. Le poids cadavérique de la jouissance virile au-dessus de son corps a le poids du meurtre qu’elle n’a pas la force de rendre : celui de la folie. », Sublime, forcément sublime Christine V., In Libération du 17 juillet 1985, cité dans le dossier de presse de la mise en scène de Suzy Storck, par Simon Deletang. Cette citation se calque très bien à la situation de cette séquence 8, à la comparaison entre le meurtre de Suzy par le sexe de son conjoint, dont le poids pèse au-dessus d'elle, et son corps enseveli tel un corps sans vie.

324Suzy Storck, p. 44 325Ibid, p. 18 326Ibid, p. 44 327Ibid, p. 44

« Et il vient Et ça s'arrête. Et je me redresse

le pousse sur le côté du lit. »328

Après tant d'actions qu'elle a subi, elle finit par faire un mouvement, une action, la seule, un ultime rejet du corps de HVK. L'anaphore de « Et » à chaque retour à la ligne donne une impression d'une fin qui s'étire, qui vient après un temps interminable. L'absence du « je » avant « le pousse » est signe d'une disparition de son individualité et un effort en moins lorsque sa dernière énergie est mise sur son action de se relever et de le repousser, sorte de réflexe qui fait émerger l'intention de son geste, de son corps.