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La théorie de la « rationalité pénale moderne » permet d’aller au-delà des oppositions classiques entre les différentes théories traditionnelles de la peine, et d’identifier le « système de pensée » dominant du système pénal. L’exégèse, la déconstruction logique et la sociohistoire vont permettre à Alvaro Pires d’identifier comment s’est forgée une rationalité pénale à mentalité guerrière et afflictive, dont l’objectivation permet de comprendre une part de sa violence et de ses contradictions12. Il s’agit de montrer comment, derrière leurs apparentes oppositions, les

principales théories de la peine (rétributivisme, dissuasion, dénonciation, réhabilitation), en tant que « vocabulaire de motifs », pour parler comme Mills, ou de « théories pratiques » pour reprendre l’expression de Durkheim, partagent davantage de similitudes que de différences, et que ces similitudes forment un univers de pensée dont l’objectivation outillerait la compréhension des inerties historiques du système pénal. Dans ce paragraphe et ceux qui suivent, je m’inspire librement des travaux de Margarida Garcia (2010, 2013) pour résumer succinctement ces théories.

Dans le rétributivisme, souvent associé aux travaux d’Emmanuel Kant, le droit de punir est perçu comme une obligation, un impératif moral, et la non-application du châtiment signifierait la corruption morale de tout un peuple. Dans cette conception, la peine est conçue comme un tarif pénal : le transgresseur mérite sa peine pour la bonne et simple raison qu’il s’est rendu coupable d’une infraction. La peine ne vise donc pas tant à transformer ou corriger le transgresseur qu’à restaurer un équilibre social qui précisément a été rompu par le transgresseur. La peine doit donc entretenir un rapport d’égalité parfaite avec la transgression commise, et la souffrance ou le mal que va constituer la sanction est d’une nature comparable, voire identique, à la souffrance ou au

12 La théorie de la rationalité pénale moderne se revendique volontiers de la perspective luhmanienne des

systèmes sociaux, mais il n’est pas nécessaire de partager une vision systémique du monde social pour saisir tout l’intérêt d’une proposition théorique qui démystifie la structure des théories de la peine, théories de la peine qui fondent la spécificité du système pénal par rapport à d’autres régimes juridiques.

mal constitué par l’infraction – un meurtre, à l’aune de cette théorie, sera puni de la peine de mort.

Les théories utilitaristes (dissuasion, dénonciation, réhabilitation) se différencient du rétributivisme en ce sens qu’elles conçoivent moins la peine comme un tarif pénal que comme une action visant à protéger la société en influant sur le comportement de ses membres de manière à réduire la criminalité. Dans la théorie de la dissuasion, dont Beccaria (à travers son essai Des délits et des peines, publié anonymement en 1764) est l’un des représentants les plus connus, la peine vise à détourner les honnêtes gens de l’attrait d’une vie délinquante, puisque précisément la peine apportera plus de souffrance au déviant que la transgression ne lui apportera de plaisir. Ancrée dans une vision rationnelle et calculatrice de l’activité humaine, la peine doit être précisément dosée : elle doit faire souffrir pour être dissuasive, mais doit rester mesurée, car sans ce sens de la mesure le prince devient despote. La peine n’entretient plus un rapport d’égalité avec la transgression, mais de proportion. Un Code pénal avec ses incriminations et son échelle de peines correspondantes, formalise ce bon dosage tout en faisant connaître ce qu’il en coûte de transgresser la loi. Dans la théorie de la dénonciation, que l’on peut associer aux travaux d’Émile Durkheim, la peine a d’abord un effet symbolique : elle exprime le degré de réprobation morale vis-à-vis de tel ou tel comportement. La sévérité de la peine se doit donc d’être ajustée à l’état émotif d’une conscience collective, et plus la transgression heurte une morale collective, plus la peine sera intense et afflictive. Ce faisant, la peine non seulement rappelle les limites morales d’un groupe, mais elle renforce la solidarité en son sein. Enfin, les théories de la réhabilitation mettent en avant la correction et l’amendement du détenu comme le fondement du droit de punir13.

Derrière les apparentes oppositions entre ces différentes théories de la peine, Alvaro Pires va identifier, et c’est là toute sa force critique, des similitudes entre ces théories pour identifier ce que l’on pourrait considérer comme leur socle cognitif et normatif commun. Je n’entrerai pas ici dans la subtilité de chaque argument, et me contenterai de les présenter sous forme schématique. Le premier point commun entre les différentes théories de la peine est l’obligation de punir. Que

13 Alvaro Pires distingue deux théories de la réhabilitation. Sous une première forme, contemporaine de la

naissance de la prison moderne, la prison constitue la pièce centrale du dispositif correctif : on corrige et on réhabilite certes, mais par la prison (et à travers toute une panoplie de techniques en son sein, tel que le travail forcé, l’isolement, etc.). Selon une seconde forme, qui émerge tardivement à partir des années 1960-70, la prison pâtit quelque peu de ses critiques, et l’idée que la réhabilitation et l’amendement du justiciable seront plus efficaces à l’extérieur de la prison (dans le milieu dit « ouvert ») fait progressivement son chemin.

ce soit pour restaurer la moralité d’un peuple, pour dissuader de transgresser, pour exprimer sa réprobation et son appartenance à un groupe, ou par souci de correction, l’intervention pénale est conçue comme un devoir. Pas de place pour le pardon, ou pour des modes de résolution alternatifs au système pénal14. Le second point commun est la valorisation de l’affliction : la peine

doit toucher le criminel dans son corps et dans son esprit. On l’a vu avec le rétributivisme, la peine est symétrique en intensité à la transgression ; la dissuasion n’est quant à elle possible qu’à condition que la souffrance de la peine, en plus d’être certaine (obligation de punir), soit crainte et peu enviable ; de même, l’intensité de la dénonciation morale doit être proportionnée à l’intensité de la réprobation morale d’une transgression : la théorie ne contient pas en elle-même de principe de modération particulier ; enfin, dans la conception des théories de la réhabilitation, tous les moyens sont bons pour corriger l’individu déviant : si la bienveillance peut faire partie du décorum discursif de telle ou telle théorie, elle n’est pas intrinsèquement inscrite dans les moyens pour atteindre l’objectif souhaité. Enfin le troisième point commun, davantage historique que conceptuel, est l’érection de la prison comme peine de référence. La peine de prison est pratique parce que modulable, dans sa durée, son régime et son intensité. La prison peut devenir le réceptacle de l’ensemble des théories de la peine.

Sur la base de ce socle commun qui unit davantage qu’il ne sépare chacune de ces théories pénales, Alvaro Pires a défini ainsi la « rationalité pénale moderne » dominante comme un « réseau de sens », dont le socle se construit à la fin du XVIIIe siècle, possédant la capacité de

naturaliser la structure normative des lois pénales et ses pratiques institutionnelles. Ce système de pensée entraîne différents « glissements » significatifs, que l’on entendra comme autant de constructions sociales d’« évidences », et notamment celle selon laquelle « la sanction pénale devrait, comme le crime, découler d’un acte de volonté qui cherche directement ou intentionnellement à produire le mal (souffrance) » (Pires, 2001, p. 183). La rationalité pénale moderne est d’abord caractérisée par une structure de pensée du type « celui qui a fait x doit être puni de y ». Cette structure apparaît alors comme « télescopée », parce qu’elle juxtapose une norme de « comportement » (normes de premier degré) et une norme « sanctionnatrice » (normes de second degré) : la réaction de la deuxième à la première apparaît comme « obligatoire » et

14 Il s’agit alors pour certain.e.s chercheu.r.ses de se demander si la mise en œuvre, à la marge du système pénal,

de dispositifs de justice restauratrice, s’éloigne ou pas du noyau dur de la rationalité pénale moderne. Voir par exemple Strimelle, 2008.

« allant de soi ». Parmi les normes sanctionnatrices, la peine « afflictive », qui touche le criminel dans son corps et son honneur – la peine de prison – est centrale. Je reviens sur ces définitions et conceptualisations dans « Les savoirs des prisons. Rationalité punitive et savoirs critiques » (Chantraine, 2009 [ACL.13]). Ces deux socles premiers de la rationalité pénale moderne rendent « quasi impossible la tâche de penser le système pénal sans un attachement exclusif à la peine afflictive et ouvrent grandes les portes à une ontologisation de la structure normative du droit pénal » (Pires, 2001, p. 184).

Cette théorie, qui constitue une théorie critique de la pénalité, trouve de nombreux échos dans d’autres approches, elles-mêmes peu visibles dans le champ académique français. Par exemple, parce qu’elles ont adopté une focale qui échappait à la myopie carcéralo-centrée, les analyses d’influence abolitionniste (voir par exemple Chantraine, 2016 [E.8], Chantraine, 2011 [CO.11]), réductionniste ou minimaliste15 ont permis de focaliser un peu plus la violence intrinsèque de la

peine16, et de rappeler ce qui tend toujours à s’invisibiliser par excès de visibilité (« ce qui crève les

yeux ») : « L’imposition des peines dans notre système de droit relève de l’infliction intentionnelle de la douleur » (Christie, 200517 ; voir également Cohen, 1985). Il s’est agi alors pour la théorie

15 Le réductionnisme pénal vise à diminuer progressivement l’usage de l’incarcération en lui substituant d’autres

modalités de traitement pénal (voir par exemple Charbit, Ricordeau, 2015). Le minimalisme pénal appelle quant à lui à un rétrécissement de la sphère pénale, par exemple à travers la décriminalisation de certains comportements, et un contrôle fort de ses institutions, considérées comme « inéluctablement faillibles » (Thery, 2015). Sur les liens entre minimalisme et abolitionnisme, on peut se référer à Carrier, Piché, 2015, et, bien sûr, aux travaux de Nils Christie (1982, 2000). Certains voient l’abolitionnisme comme une utopie nécessaire, qui permet de nourrir pragmatiquement une politique minimaliste (Bertrand, 2008).

16 Michel van de Kerchove (2005) est revenu sur les différentes relations qui unissent, depuis Montesquieu,

Bentham et Beccaria jusqu’aux débats les plus contemporains, les dimensions à la fois afflictives et infamantes de la peine : chaque penseur du système a sa vision de la « bonne » pondération entre ces deux dimensions, selon que la peine est davantage destinée à prévenir, corriger ou rétribuer la délinquance et le déviant.

17 Parce que la prison représente d’abord pour eux un dispositif de violence étatique, les abolitionnistes se placent

donc, d’emblée, au-delà de la critique de « l’inefficacité » de la prison. Ils formulent un rejet éthique de la prison, semblable à celui qui a permis l’abolition de la peine de mort, ou, dans un passé un peu plus lointain, l’abandon des supplices. Ce rejet éthique peut également s’articuler à une critique politique des rapports de domination, notamment économiques, qui sous-tiennent l’existence de la prison. La rupture fondamentale opérée par les théories abolitionnistes consiste à repenser « l’échec » même de la prison, et ce de deux manières. D’un point de vue interindividuel, l’un des plus célèbres abolitionnistes, le professeur de droit pénal Louk Hulsmann aux Pays-Bas, a ainsi cherché à démontrer que le langage du droit pénal, en définissant comme « crime » ce qu’il préfère appeler une « situation problème », ôte aux protagonistes la vérité et la complexité de leur propre conflit, et les empêche de ce fait de le résoudre d’une manière pleinement satisfaisante. D’un point de vue structurel, il s’agit, notamment pour la jeune relève académique, de déshabiller la prison de ses apparats a priori les plus respectables, à savoir l’idée « bienveillante » selon laquelle la prison ne chercherait pas uniquement à neutraliser les personnes, mais aussi à les « insérer » ou les « réinsérer », pour montrer que la prison est avant tout une institution qui entretient et renforce les rapports de domination, notamment de race, de classe et de genre. Les théories de l’abolition de la prison et du système pénal ne parviennent pas à résoudre certaines difficultés, notamment lorsqu’il s’agit de penser la protection immédiate d’une personne isolée soumise à la violence d’autrui, ou lorsqu’il ne s’agit plus uniquement de penser le système pénal comme un outil au service des dominants, mais également comme un outil qui pourrait ou devrait permettre de lutter plus efficacement contre les crimes les plus dommageables, notamment la délinquance écologique

critique d’identifier plusieurs mécanismes. D’abord, les mécanismes spécifiques d’infliction de la douleur : dommages directs et collatéraux de l’enfermement, analyse de la peine de prison comme peine corporelle et peine sensorielle. Ensuite les mécanismes par lesquels cette infliction tend à être euphémisée par le biais même du procès pénal, avec son langage, son cérémonial, sa légalité, ou masquée à travers l’opacité structurelle de l’institution (Cohen, 1985). Enfin les mécanismes complémentaires de production de l’indifférence morale face à cette infliction, à la fois par le biais de la division du travail répressif qui fragmente et dissout les responsabilités : chaque acteur de la chaîne répressive peut ainsi déplorer, s’il le désire, les conditions de vie indécentes des prisonniers sans s’en sentir responsable.