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Un acteur en position dominée n’appréhende pas l’entretien biographique de la même manière qu’un acteur en position dominante, ne serait-ce que parce que, bien souvent, cet acteur a souvent moins qu’un autre le sentiment d’être l’auteur de sa propre vie. Dans le domaine qui nous intéresse, la situation est paroxystique puisque, précisément, un ensemble d’experts est là pour produire, à la place des détenus (et ce, qu’ils soient majeurs ou mineurs), sa vision des choses sur la biographie de la personne concernée. Dépossession et injonction biographique forment alors un double complémentaire. L’acteur concerné peut tenter de se réapproprier son sens biographique, par exemple en le collectivisant, ou en faisant de nécessité vertu et en présentant comme un choix ce qui s’impose à lui. Par ailleurs, en situation de contrainte extrême, ce qui est dit dans l’entretien est aussi une manière de « tenir » dans ce cadre contraignant : moins qu’une « vérité biographique » en soi, ce qui est dit éclaire alors surtout ce système de contraintes. Détaillons.

Dépossession. Les détenus sont très globalement dépossédés de leur parole biographique.

Demazière (2008) a évoqué la question de la « faible légitimité à la prise de parole » de certains interviewés50. Ici, la situation est paradigmatique. D’abord parce que l’institution même interdit la

prise de parole – rappelons par exemple que, contrairement à d’autres systèmes pénitentiaires où des « comités de détenus » peuvent faire part de certaines doléances, dans les prisons françaises, tout mouvement de revendication collective est interdit51. Ensuite parce que, d’une manière

générale, le sentiment d’être l’auteur de sa propre vie, et maître de sa narration, est largement connecté à sa position sociale : sur un tableau qui mettrait en relation l’appartenance à une catégorie sociale et les compétences narratives des acteurs, les détenus, pour une part significative d’entre eux, se situeraient à l’extrême opposé de l’artiste, ou de l’homme politique célèbre, qui, au terme d’une vie trépidante à ses yeux, décident d’écrire une autobiographie. Ainsi, certains détenus ayant accepté de réaliser un entretien se sont ensuite murés dans un quasi-silence. L’hypothèse première est que ce silence était le fruit d’un échec dans la présentation de soi du chercheur : la relation de confiance n’est pas complète. Mais on peut retourner l’hypothèse : c’est bien parce que la personne interviewée a compris qu’elle pourrait, en toute confiance, sortir des discours convenus qu’il faut tenir devant les juges (et les CPIP lorsqu’ils sont majeurs, ou les éducateurs PJJ lorsqu’ils sont mineurs), qu’ils peuvent parfois se sentir désemparés : bien que « coopérant », ils n’arrivent pas à opérer ce pas de côté tant espéré par le sociologue. Je désirais là aussi retourner la difficulté en force : travailler sur les silences, sur l’incapacité à parler, sur les discours convenus, sur les récits collectifs, etc. Mais il a finalement fallu arriver au constat selon lequel certains entretiens étaient trop vides pour pouvoir être analysés et restitués.

Injonction. L’injonction biographique est l’envers complémentaire de la dépossession. Les

détenus sont souvent routinisés à l’exercice qui consiste à produire de la biographie à l’usage du système pénal et de ses acteurs : juge, éducateur, psychologue. Dès lors, rien n’est plus facile que de se mettre sur des « rails narratifs », et de déballer son discours habituel. Les gammes narratives sont alors diverses. On en retiendra trois, que l’acteur interviewé peut mobiliser seules ou de manière complémentaire : le psychologisme (« si je me drogue, c’est en rapport à l’abandon de ma mère »), le sociologisme (plus risqué pour le chercheur, car plus facile : il trouve ce qu’il cherche :

50 Sur ce problème général, voir Rostaing Payet, Giuliani, 2010.

51 En France, les comités de détenus n’ont été mis en place qu’à titre expérimental, ce qu’à étudié en détail Joël

de la pauvreté, de la désaffiliation, etc.), et/ou le misérabilisme (« j’vous jure, c’est la misère ; la misère ; depuis tout petit ») ; ces gammes sont bien entendues conciliables dans un même récit.

Récit collectif. Le récit individuel reproduit souvent un récit collectif : récit de « la prison qui

n’est pas si dure », « récit de la récidive », « récit de la sous-culture délinquante », etc. Ces récits collectifs peuvent recouper les assignations et les tactiques biographiques (« récit de l’insertion », ou « récit de la misère du toxicomane » que l’on tient devant le juge), comme ils peuvent les contredire radicalement : au juge, on sert « le récit de l’insertion », au sociologue « le récit de la sous-culture délinquante ». La nécessité de tenir le coup en détention peut conduire le jeune à s’inventer un caractère rebelle (« moi j’nique tout »), finalement peu en accord avec son attitude réelle en détention.

Cet exemple conduit directement au dernier élément : la volatilité du discours. Bien sûr, cette

volatilité peut résulter d’un effet d’âge. Un récit de vie d’un policier à l’aube de la retraite n’a pas grand-chose à voir avec un récit d’un jeune de 16 ans. Chaque événement biographique n’est pas encore stabilisé par le recul de sa propre trajectoire, et peut très bien être narré d’une manière très différente d’un entretien à l’autre, au gré des humeurs et de l’avancée de la trajectoire judiciaire de l’intéressé. Mais il y a également un effet proprement situationnel qui surplombe le discours et le rend : ce qui est dit en prison est dit parce que l’on est en prison. La parole (« la prison, c’est pas dur », « je sors, j’arrête mes conneries ») peut constituer une source de protection contre la violence structurelle de la détention. Discours « de bonne foi », il disparaît néanmoins lorsque l’emprise carcérale s’estompe. Les détenus eux-mêmes connaissent souvent l’adage : « Parole de prison, parole bidon52 ».

La dépossession, l’injonction, la collectivisation de l’expérience et du récit, ou encore la volatilité du discours se combinent pour produire un récit particulier à un moment donné. L’analyste doit louvoyer dans ce dédale narratif, structuré par des rapports de pouvoir assujettissants.

52 Sur ce point voir également Rostaing, 2017, qui montre ainsi qu’il peut être intéressant de croiser l’approche

par entretiens et l’approche par observation. C’est précisément ce que je me suis appliqué à faire depuis ma recherche sur les EPM jusqu’à celle sur les quartiers d’évaluation de la radicalisation, comme j’aurai l’occasion de le détailler dans le chapitre suivant.