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Antoinette Chauvenet l’avait bien perçu : la prison est « un dispositif guerrier avant tout défensif » qui, loin d’être « [construit] aux frontières et destiné à se défendre d’un ennemi de l’extérieur », se retrouve « [enclavé] dans le tissu sociopolitique aussi bien que spatial et vise l’ennemi de l’intérieur, enfermé entre des murs dont il ne doit pas sortir tant que la justice n’en a pas décidé autrement » (Chauvenet 1998, p. 91) ; et, comme le note Culp : « Bien que le but premier de l’emprisonnement – punition, dissuasion, réinsertion ou simplement neutralisation – ne fasse pas consensus, le contrôle spatial des détenus fait partie des moyens justifiés par la fin » (Culp 2005, p. 270). Cette approche de la prison nous a semblé, à Tomas Martin et moi-même,

8 Ce livre examine des évasions de prison (et autres lieux de détention) réelles et concrètes. Autrement dit, les

évasions métaphoriques, échappatoires ou de formes d'adaptation (de l'automutilation à la broderie) qui peuvent donner l'impression d'échapper, d'une manière ou d'une autre, aux souffrances de l'incarcération (Cohen et Taylor 1992), ne font pas partie, ici, de l’analyse. Certains chercheurs ont utilisé l’évasion comme une métaphore de cet ordre, qui chapeauterait les nombreuses tentatives faites par les prisonniers pour s’adapter au quotidien de l’institution totale, l’améliorer, voire l’oublier : lire le courrier venu de l’extérieur pour s’offrir une « petite évasion » (Chantraine, 2004), « s’évader par le haut » grâce aux études menées en cellule (Salane, 2010), pratiquer le yoga comme « évasion par l’esprit » (Pike, 2014), tomber amoureux de l’infirmière de la prison, se masturber, se droguer, dormir en permanence, produire des écrits politiques, lire de la poésie, se suicider, devenir fou. Or, dès lors qu’on pense comme « évasion » toute activité constructive, toute infraction, subtile ou radicale, bref, tout ce qui permet de prendre mentalement ses distances avec l’ordre carcéral, l’évasion perd sa prégnance analytique et sa signification en tant que manifestation empirique distincte. En ce sens, nous avons souscrit aux définitions formelles et juridiques de l’évasion.

doublement heuristique. D’une part parce qu’elle offre, pour l’observateur de l’institution, des outils pour la penser en deçà des théories que le système pénal se donne pour la décrire (par exemple : « La prison a pour mission la réhabilitation des détenus »). D’autre part parce qu’elle permet d’appréhender la prison dans sa dimension sociologique la plus prosaïque et la plus structurante : avant toute autre chose, la prison est d’abord un dispositif anti-évasion.

Cela nous permettait de rompre avec une représentation de l’évasion considérée comme anormale, ou comme le simple fugace relâchement d’un contrôle institutionnel censé être sinon total, du moins efficace. Cette représentation de l’évasion nous semblait passer à côté de sa profondeur structurelle, selon laquelle la volonté d’enfermer a pour corollaire la nécessité d’empêcher de sortir : la prévention de l’évasion est un pan essentiel de ce qui constitue la raison d’être de la prison. Le fait que les évasions soient rares (dans la plupart des pays occidentaux, elles sont même très rares) n’enlève rien à leur importance sociologique ; c’est d’ailleurs sans doute l’inverse : la rareté des évasions indique précisément que la prison se donne l’absence d’évasion pour objectif principal.

Les quelques études, enquêtes ou données sur les évasions échappent rarement au carcéralo- centrisme. Je m’appuie ici sur certains éléments de notre introduction (Chantraine, Martin, 2018 [CH.20]). L’article récent de Peterson et al. (2016), par exemple, constitue une tentative de synthèse des variables de différents niveaux – détenu, incident, établissement – permettant d’analyser le phénomène de l’évasion dans les prisons étasuniennes grâce aux données de la

Correctional Incidents Database. L’objectif des auteurs est, disent-ils, de combler un vide dans

l’analyse des évasions. Ils sont assez convaincants lorsqu’ils montrent que le phénomène est moins violent qu’on a bien voulu le croire jusqu’ici. Toutefois, leur questionnement ne dépasse jamais les limites du « qui s’échappe – d’où s’échappe-t-on – dans quelles circonstances ? », et ce dans la seule optique de construire des typologies de l’évasion. La recherche carcéralo-centrée se donne beaucoup de mal pour définir ces types d’évasion et en évaluer la prévalence. Dans une conclusion théorico-tautologique, les auteurs estiment que leur étude apporte de l’eau au moulin de la théorie de la prévention situationnelle : planifiée ou non, l’évasion se produit lorsque l’opportunité se présente… Leurs conclusions vont au-delà de certaines approches strictement « environnementales », comme celle de Wortley (2002) qui préconise un renforcement des

enceintes périmétriques pour rendre les évasions plus difficiles. Ils identifient d’autres facteurs, en suggérant par exemple que « l’intervention du judiciaire est un signe précurseur majeur de l’évasion. Dès lors, peut-être serait-il prudent de la part du législateur de prévoir une surveillance et un soutien psychologique accrus lorsqu’un détenu est informé de sa sentence, d’un transfert, etc., de manière à atténuer l’impact de cette information sur les comportements liés à l’évasion » (528, ma traduction). Plus largement, Peterson et al. développent « une structure hiérarchique de l’évasion » qui permet au chercheur de travailler des variables autour des établissements où elle s’est déroulée (prison publique/privée, type de sécurité, etc.), de l’incident lui-même (heure de la journée, méthode) et de l’évadé.e (âge, sexe, race). Il devient ainsi pertinent de parler d’évasion de prison privée, d’évasion de mineurs, ou même d’évasion matinale, etc. Plus généralement, les statistiques pénitentiaires ne manquent pas de faire état des évasions ; il peut s’agir même d’un indicateur de performance. Il est courant d’évaluer le risque d’évasion en fonction de l’âge du prisonnier, de la longueur de la peine et du caractère violent ou non des délits commis, voire, le cas échéant, sur la base d’un examen des antécédents sociaux – délinquance juvénile éventuelle, parcours professionnel, toxicomanie, situation matrimoniale, etc. Les méthodologies employées pour ces analyses sont avant tout quantitatives : il s’agit d’établir statistiquement des « prédicteurs » de l’évasion qui permettront d’isoler des facteurs déterminants, puis de classifier – et contrôler – les prisonniers en fonction de ces facteurs. Ces données statistiques sont bien évidemment précieuses, mais ici, leur utilisation vise uniquement à prévenir et aider l’institution et l’État à réguler, réduire, voire supprimer les évasions ; très peu à comprendre les dynamiques sociales qui façonnent l’institution.

Il s’agissait pour Tomas Martin et moi-même, à l’inverse, de faire sortir la réflexion sur l’évasion du cadre théorique étriqué et carcéralo-centré de la dichotomie opportunité situationnelle/prévention, et inscrire l’évasion carcérale sous la bannière d’une sociologie compréhensive, sociohistorique et critique, autour de quatre thèmes qui ont émergé au fil des discussions collectives : résistance et vie quotidienne ; politique et transition ; droit et bureaucratie ; imaginaires et cultures populaires. Il n’est pas dans mon intention ici de présenter l’ensemble du projet, et je renvoie le lecteur intéressé au dossier de publication, qui inclut l’introduction à l’ouvrage. Retenons simplement que le projet nécessitait ainsi de mettre en œuvre des méthodologies plus diversifiées que la seule approche quantitative, en mettant l’accent sur

l’immersion ethnographique, les entretiens, l’analyse d’archive, de manière, notamment, à affiner la compréhension des représentations et expériences de l’évasion par ceux qui la vivent ou s’y trouvent confrontés : détenus, gardiens, juristes, etc.

Il s’agissait également de déconstruire l’évasion comme catégorie d’infraction. Un rapide survol de quelques codes pénaux nous enseigne que certains pays – Albanie, Canada, France, Moldavie, Kazakhstan, Finlande – criminalisent l’évasion des détenus, ce qui n’est pas le cas d’autres juridictions telles que l’Allemagne, l’Autriche, l’Islande, la Belgique ou la Suisse. Pourquoi une telle réticence à criminaliser l’évasion ? Parce que ces juridictions considèrent l’aspiration à la liberté comme une réaction instinctive de l’être humain. C’est aux États-Unis que le débat juridique autour de l’aspiration à la liberté a pris un tour particulier, d’ailleurs controversé, avec l’arrêt People v. Lovercamp rendu en 1974 par la cour d’appel de Californie. La cour avait considéré qu’une détenue, menacée d’agression sexuelle en prison, n’avait eu d’autre choix que de s’évader. S’en était suivi un vif débat sur le « droit à l’évasion » et son corollaire, le « devoir de non- ingérence de l’État » dans ladite évasion, débat toutefois confiné pour l’essentiel à des volées d’arguties techniques entre juristes spécialisés. Quoi qu’il en soit, l’arrière-plan sociologique de la (non-) criminalisation de l’évasion a sans doute beaucoup à nous dire sur les notions contemporaines de « liberté », de « sécurité », « d’autorité », de « dignité humaine », etc.