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Le récit de vie est une méthodologie dont la relative fragilité épistémologique est compensée par sa plus-value intrinsèque et la richesse analytique qui en découle : il est à la fois une réalité historico-empirique – parcours biographique –, une réalité psychique et sémantique – ce que le sujet pense rétrospectivement de son parcours biographique – et une réalité discursive (Bertaux, 1997, 68). Parce qu’il permet de reconstituer pour une part un parcours biographique, la situation d’enfermement pourra être analysée au regard de la trajectoire qui l’englobe ; réalité psychique, les rapports à l’enfermement sont analysés à travers la production d’un temps biographique au cours d’entretiens approfondis. Récit de pratiques, il permet également de comprendre les stratégies mises en œuvre dans une situation donnée, en l’occurrence, ici en détention ; en restituant les marges de manœuvre, les différents types d’adaptation, de négociation et de stratégies de l’acteur, on se donne les moyens d’analyser en retour les contraintes de l’institution carcérale.

D. Bertaux exprime clairement comment le recours aux récits de vie peut s’avérer utile ici : il apparaît comme un mode privilégié d’analyse d’une situation particulière.

« Le phénomène de situation particulière n’implique pas nécessairement la formation d’un monde social : les mères élevant seules leurs enfants n’ont pas d’activité commune, pas plus que les chômeurs de longue durée ou les malades chroniques. C’est la situation elle-même qui leur est commune. Cette situation est sociale, dans la mesure où elle engendre des contraintes et des logiques d’action qui présentent bien des points communs. […] Le recours aux récits de vie s’avère ici particulièrement efficace, puisque cette forme de recueil de données empiriques colle à la formation des trajectoires ; cela permet de saisir par quels mécanismes et processus des sujets en sont venus à se retrouver dans une situation donnée, et comment ils s’efforcent de gérer cette situation » (Bertaux, 1997, 128).

Une biographie et son récit ne sont pas à confondre. En ce sens, les critiques fortes de l’approche biographique46 ont participé à une (re)définition de son champ de pertinence.

P. Bourdieu dénonce en effet dans L’illusion biographique comment l’idée de « la vie comme cheminement », avec ses « bifurcations » et ses « embûches », constitue une idée de sens commun avec laquelle il faut rompre. Les présupposés inhérents à l’approche biographique seraient premièrement que « la vie constitue un tout, un ensemble cohérent et orienté, qui peut et doit être appréhendé comme expression unitaire d’une “intention” subjective et objective d’un

projet » (Bourdieu, 1986, 69). Je ne réduis pas pour autant l’intérêt d’une approche biographique à l’étude d’une trajectoire comme « inscription des itinéraires individuels dans la topographie et les calendriers institutionnels » (Passeron, 1989), où la trajectoire serait prédéterminée par la force initiale qui la crée. L’optique constructiviste dans laquelle je m’inscris développe plutôt l’idée que le devenir biographique est « le produit d’un double mouvement, celui de l’action sociale des individus et celui du déterminisme social des structures » (ibid.), considérant la biographie « à la fois comme un effet des structurations longitudinales qui se résument en amont dans “l’institution biographique” et comme le produit agrégé que l’action sociale des individus inscrit, en aval, dans le maintien ou la transformation de ces structures longitudinales » (ibid.). Par là, je m’inscris pleinement dans l’idée que l’approche biographique, et l’utilisation de concepts tels que la carrière ou la trajectoire « montrent que le schéma sartrien de “l’objectivation de la subjectivité et de la subjectivation de l’objectivité” définit un cheminement de la description praticable en sociologie » (ibid.). J’avais déjà posé ces principes dans Par-delà les murs.

À travers différentes recherches que j’ai menées et dirigées en utilisant la méthode par récit de vie, le regard analytique s’est déplacé, depuis une interrogation criminologique sur le « passage à l’acte » et une interrogation pénologique sur le « sens de la peine » vers l’analyse des rapports biographiques à la prison, de l’exercice du pouvoir en leur sein, et des manières d’y faire face, tant bien que mal. Ces recherches se situent ainsi au croisement d’une sociologie de la prison et d’une sociologie des trajectoires et des expériences sociales. Le dispositif méthodologique mis en place a permis de faire émerger des données sur le vécu ordinaire, banal et quotidien des détenus (qu’ils soient majeurs ou mineurs), à la fois d’un point de vue biographique et d’un point de vue institutionnel.

La prison a été saisie comme un lieu de passage, un point vers lequel convergent des destins individuels. Ce lieu de passage n’est pas vide de sens pour l’acteur ; épisode spécifique d’une existence, la détention oblige l’acteur enfermé à un « travail biographique », au cours duquel passé, présent et futur se redessinent, et où les conceptions de soi sont à redéfinir (Strauss, 199247). Ainsi, le regard n’est plus centré sur la matérialité des murs, mais plutôt sur le contenu de

ce travail biographique, ainsi que sur les différentes logiques d’action des acteurs. La sanction

était moins saisie dans le cadre juridique qui fixe sa légalité et produit sa légitimité sociale, mais dans toute l’épaisseur biographique de celui qui la subit. Il ne s’agit donc pas de saisir la prison comme le lieu d’exécution d’une « peine » où le justiciable, privé temporairement de sa « liberté », prépare une « réinsertion » avant d’être « amendé », mais, délesté de cet étau interprétatif, comme un lieu de passage, un épisode spécifique d’une existence, un point vers lequel convergent des destins individuels ; partir du postulat, somme toute trivial, mais qui menace souvent d’être oublié, que le sens d’une sanction pénale excède toujours celui que voudrait lui donner celui qui la prononce. L’enjeu consiste alors, dans un premier temps, à reconstituer le « travail biographique » des prisonniers – au cours duquel passé, présent et futur se redessinent –, soit la redéfinition des conceptions de soi dans l’épreuve de l’enfermement. L’analyse des trajectoires et expériences carcérales doit éclairer un ensemble de rapports sociaux spécifiques, marqués, selon les cas, des sceaux de désaffiliation, de la domination, du stigmate, de la révolte, de l’infamie – et, pourquoi pas, du rire, de la fête, de l’intrépidité. L’approche relève d’une sociologie du crime, au sens où elle se situe constamment à l’intérieur du triptyque criminalisation/transgression/répression, et appréhende la construction sociale du crime, du délinquant et du châtiment dans un même geste : décrypter, par le prisme des trajectoires et de la parole biographique, la trame sociale qui, indissociablement, lie la prison à la délinquance et la délinquance à la prison.

Le parti pris « subjectiviste » de l’approche par les récits de vie n’a donc rien en commun avec certains discours criminologiques, ressassant et purement utilitaire, qui étudie le criminel et sa personnalité, ses tares et ses pathologies, ses chances de rédemption et sa dangerosité. Il s’agit plutôt d’analyser des processus sociaux, structurels et longitudinaux, qui lient les vies d’individus spécifiques au système pénal et à la prison.

Pour comprendre ces processus, j’ai tenté, dans « Le temps des prisons » (Chantraine, 2004 [CH.2]), de ramasser à grands traits l’histoire des inerties lourdes des prisons modernes, notamment en synthétisant à nouveaux frais les débats entre quelques idées clés développées dans Surveiller et punir par Michel Foucault (1975), et les réactions, critiques et commentaires qu’ont suscité ces idées-clés chez les historiens et les sociologues de la prison et du système pénal. Là où certains voyaient dans ces réactions la preuve d’un débat « impossible » (Perrot, 1980 ; 2001), il me semble au contraire que des rapports de complémentarité forts se dessinent.

Les historiens des prisons (Perrot, 1980, 2001 ; Petit, 1990/1991) et les sociologues du droit, des pratiques et des filières pénales (par exemple Aubusson De Cavarlay, 1985 ; Robert, Faugeron, 1980 ; Rusche, Kirscheimer, 1994 [1939]) ont montré comment les conditions d’accès à la prison, pilier de notre système pénal qui fixe notre condition de justiciables, restent inégalitaires. La fiction démocratique qui articule deux principes fondateurs de la vie sociale moderne : l’égalité et la liberté, trouve son expression la plus concrète dans le caractère universalisable des droits (Martuccelli, 2002, 249) ; cette fiction est en décalage avec les modes de sélection et de traitement réels de certaines infractions par le système pénal (Chantraine, 2004 [OS.1]). Ainsi, au-delà de l’analyse de la nature spécifique de l’infraction et de son contexte, il est nécessaire de décrypter les caractéristiques, notamment socio-économiques, qui constituent des facteurs de « succès » du passage d’un maillon à l’autre de la chaîne pénale, aboutissant finalement à une mise sous écrou.

La notion d’illégalisme, forgée par Foucault, met à jour la fausse neutralité des catégories juridiques qui représentent « l’ordre » et « le désordre » comme des faits historiques stables et universels, faits objectifs dépourvus de tout jugement de valeur. Ainsi, l’ordre social apparaît au moins comme le produit d’une double construction : celle opérée par le jeu des catégorisations juridiques et celle menées par les diverses instances de contrôle et de sanction (Lascoumes, 1996, 79-80). Ici, la reconstruction de la genèse de l’institution constitue un puissant outil de rupture épistémologique (Bourdieu, 1993), en tant qu’elle permet de saisir le lien qui, dès sa naissance et jusqu’à aujourd’hui, unit la prison à une « clientèle » spécifique. Sous l’Ancien Régime, en effet, l’administration royale, l’appareil judiciaire et la famille se répartissent le contrôle des comportements indésirables selon des procédures traditionnellement réglées. Les lettres de cachets, moyens souples de répression hors des justices communément établies (Castan, in Petit, 1991), visent particulièrement deux groupes : d’une part ceux qui semblent représenter un danger socio-politique, souvent décrits comme des ennemis sociaux, tels les vagabonds de la campagne, mendiants, gens sans aveu, ouvriers au chômage, et, d’autre part, les indisciplinés de toutes sortes. Avec leur abolition, une pièce essentielle du dispositif disparaît, et ruine l’édifice ; la reconfiguration des modes d’administration et de répression des indésirables doit maintenant s’inscrire dans le nouvel ordre légaliste. L’analyse du Code de 1810 est ici éclairante : les anciennes logiques d’enfermement, et les anciennes catégories de personnes objet de ces

enfermements sont codifiées et construites comme infractions et comme infracteurs : les pauvres, mendiants vagabonds sont assimilés à des malfaiteurs, et un certain nombre de pratiques, touchant aux mœurs et aux écrits par exemple, sont définies comme des délits punissables. Avec ces codifications, la prison s’installe comme un pilier de l’ordre public. Le droit pénal légalise et légitime ainsi la continuité des pratiques d’enfermement dans le nouvel ordre contractuel mis en place par les révolutionnaires – j’ai proposé une synthèse de quelques travaux sociohistoriques sur la question dans Chantraine (2004 [CO.2]).

Dès lors, et jusqu’à aujourd’hui, la prison revêt deux fonctions principales. D’abord une fonction pratique de sûreté, visant la cessation du trouble et sa sanction immédiate, caractérisée par la rapidité de l’intervention et la fréquence, telles les comparutions immédiates. Elle consiste en une mise à l’écart temporaire, des procédures presque automatiques et des justifications essentiellement liées à l’ordre public. Cette première fonction, remplie par les maisons d’arrêt, gère des populations peu qualifiées, main-d’œuvre potentielle ou individus définitivement écartés du marché du travail, indifféremment sous le régime de la courte peine de prison ou de la détention préventive. La seconde fonction, minoritaire, tout en restant de l’ordre de la sûreté et de la neutralisation, est effectivement davantage ordonnée à la peine. Ritualisée, fortement investie symboliquement et dotée d’une procédure mettant en scène l’appareil judiciaire, le résultat attendu est, à travers l’application du châtiment, le changement individuel du condamné (Faugeron, Le Boulaire, 1992).

La deuxième dimension du concept d’illégalisme, au-delà de l’analyse sociologique de la construction du droit et de la nature spécifique de l’infraction, rend nécessaire également l’analyse des caractéristiques, notamment socio-économiques, qui constituent des facteurs de « succès » du passage d’un maillon à l’autre de la chaîne pénale, aboutissant finalement à une mise sous écrou. En analysant le fonctionnement « en entonnoir » de filières pénales à l’œuvre, de la définition des infractions à la condamnation des infracteurs, en passant par la dénonciation des faits aux forces de l’ordre, l’élucidation, les choix de poursuite et de procédure pénale, une telle entreprise permet de se dégager de l’image légaliste de la justice pénale comme mode de répression des infractions prévues par la loi (Aubusson de Cavarlay, 1985). Le système pénal apparaît comme un entonnoir muni de filtres successifs (Robert, Faugeron, 1980 ; Herpin, 1977) qui vont de l’enquête policière

jusqu’aux organes d’exécution des peines, en passant par le parquet, les juridictions d’instruction, les tribunaux. Ces filtres ont un effet cumulatif et la personne qui arrive « en bout de parcours » a de grandes chances d’être condamnée à une peine de prison ; à chacun des mécanismes sociaux conduisant à l’emprisonnement, les mêmes causes produisent les mêmes effets et finissent, par un effet d’accumulation, à rendre le processus d’incarcération irréversible. La police a d’autant plus tendance à garder à vue et à transmettre immédiatement au parquet l’auteur présumé d’une infraction que ses garanties d’insertion sociale sont plus faibles. Le parquet en fait autant et le juge d’instruction, s’il ne se sent pas protégé par une prise en charge de l’inculpé qu’il estime efficace, préférera ne pas le remettre en liberté plutôt que de courir le risque de le voir disparaître. Enfin, la peine prononcée en sera d’autant plus une peine de prison ferme : à délit égal, la probabilité d’être condamné à une peine de prison ferme est plus grande si l’on comparaît détenu que si l’on comparaît libre (Faugeron, in Petit, 1991, 338).

Ainsi, les critères de pauvreté et de désaffiliation réduisent les chances de protection contre le processus de prise en charge institutionnelle, et « facilitent » à chaque fois le passage d’une étape à un autre du processus répressif. La population carcérale doit donc être saisie comme le produit d’une sélection dont le caractère discriminatoire est réparti sur plusieurs instances décisionnelles (Pires, Landreville, 198548). Depuis sa naissance jusqu’à nos jours, la population pénitentiaire est

marquée par la constance remarquable de quelques caractéristiques : pauvreté, absence de travail, sexe masculin49, réseau familial plutôt fragile. Une enquête pilotée par l’Insee en 2002, que

j’évoquais déjà dans Par-delà les murs (Chantraine, 2004 [OS.1])fournit un écho direct aux analyses de Jacques-Guy Petit qui décrit les condamnés de la seconde moitié du XIXe siècle comme des

vaincus, des laissés-pour-compte des nouvelles mutations démographiques et industrielles, des ruraux misérables ou des prolétaires déracinés, aux attaches familiales inexistantes ou fragiles (Petit, 1991). Parmi les détenus, outre les personnes précocement déscolarisées, les hommes des classes populaires sont fortement surreprésentés. Ils ont en général fait des études courtes : plus du quart ont quitté l’école avant d’avoir 16 ans, les trois quarts avant 18 ans. Parmi les hommes incarcérés de moins de 30 ans, la moitié a arrêté ses études avant 18 ans, soit trois ans plus tôt

48 Nous détaillons plus amplement les modes de construction sociale de la population carcérale dans Chantraine,

2000.

49 M. Perrot (2001, 18-19) va au-delà de l’idée d’un traitement différentiel des hommes et des femmes tout au

long du processus pénal, et pointe le caractère sexué du droit, ensemble de phénomènes niés au nom de son fondement, l’individualisme égalitaire.

que dans l’ensemble de la population. À âge égal, le risque d’être incarcéré diminue fortement avec la longueur des études poursuivies. La surreprésentation des milieux populaires est confirmée par l’analyse de la profession des parents : 47 % des pères de détenus sont ouvriers, 16 % sont artisans ou commerçants. Plus de la moitié des mères sont inactives. Quand elles sont actives, elles sont ouvrières ou employées, le plus souvent femmes de ménage ou employées dans les services directs aux particuliers. Enfin, le rapport au travail est également fondamental : un détenu sur sept n’a jamais exercé d’activité professionnelle et un sur deux est ou a été ouvrier, contre un sur trois dans l’ensemble de la population. L’étude montre enfin que les détenus viennent souvent de familles nombreuses : plus de la moitié des détenus ont quatre frères ou sœurs ou davantage, contre moins d’un sur trois pour l’ensemble de la population masculine. Un sur vingt est issu d’une famille de plus de dix enfants (Insee, 2002). D’une époque à l’autre, les détenus sont davantage désaffiliés que les autres citoyens (Combessie, 2001), et cette désaffiliation doit être saisie dans son double aspect économique et relationnel (Castel, 1995).