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Sous-estimant certainement le poids de traditions et de pratiques ancestrales, ou, surestimant la force de logiques cartésiennes certes bien éprouvées en Occident, le colonisateur, avant même de finir de s’installer, introduit par arrêté du 5 novembre 1830, le code civil qui institue un régime de publicité des droits fonciers, « fondé sur la transcription des actes juridiques transmissifs de droits personnels » (Guide foncier, 2004).

A. Domaine éminent et droits coutumiers

Un des traits caractéristiques des coutumes foncières africaines est que « la terre est insusceptible d’appropriation. Les lois de la cosmogonie africaine n’admettent cette appropriation pour aucun des éléments (ciel, air et mers) qui ont servi à la création de l’univers et qui le soutiennent » (Mbaye, 1971).

Ignorant cela, le législateur colonial instaure la propriété privée fondée sur des actes écrits, dans une société qui, de surcroît, présente au moins deux particularités :

- la tradition orale est la règle ; l’écrit est exceptionnel, comme dans le cas de la Constitution du Damel Amari Ngoone Sobel qui dut emprunter la langue arabe pour parvenir à ses fins.

- le communautarisme est le trait dominant, même si certaines formes d’individualisme sont très présentes. Parlant de la société traditionnelle joola, Pélissier écrit : « Lorsque la famille est tout entière rassemblée dans une maison communautaire, l’individualisme qui préside à la répartition des produits et à leur consommation est un saisissant paradoxe » (Pélissier, 1966 : 686).

Dans la définition de sa politique domaniale, le législateur colonial exprime une volonté de mettre à la disposition de l’Etat français les terres inexploitées des colonies, que ses services ou ses concessionnaires pourraient mettre en valeur, en même temps qu’il met en place un régime foncier de droit écrit. A l’image des seigneurs féodaux qui concédaient à des tenanciers la jouissance d’une partie de leurs domaines permettant à ces derniers de se prévaloir d’un domaine dit utile, moyennant des redevances au suzerain qui conserve le domaine éminent, le législateur a tenté une transposition pure et simple dans les colonies.

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Tout comme le pouvoir royal avait développé son domaine éminent, et réglementé la propriété privée, « droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » (art. 544, Code Napoléon)56, dans les colonies, les chefs locaux sont considérés comme des titulaires du droit éminent, dont l’Etat a hérité par la conquête et les traités (Verdier, 1971). Les gouverneurs purent ainsi disposer du droit d’affectation de concessions sur l’ensemble des terres, et du pouvoir de juger de la validité des oppositions.

Or, la propriété de droit romain est comme un corps étranger en terre africaine. Cette transposition n’a donc pas produit les résultats attendus. Au contraire, elle a multiplié les conflits entre les détenteurs de droits coutumiers et l’administration.

En outre, devant l’impossibilité de faire passer un terrain, du statut coutumier au statut civil, l’autorité coloniale a introduit le système de l’immatriculation et celui des livres fonciers. Par décret du 30 avril 1900, le régime de l’immatriculation foncière qui était en vigueur au Congo français depuis le 28 mars 1899, est étendu entre autres au Sénégal. La Cour de Bordeaux, par un arrêt jurisprudentiel du 24 juin 1903, fit admettre la théorie du domaine éminent. Cependant, les décrets du 23 octobre 1904 et du 24 juillet 1906 la contredirent en reconnaissant l’existence de droits coutumiers sur les terres colonisées. C’est en effet le 24 juillet 1906 qu’un décret est signé par le président A. Fallières, qui organise la propriété foncière dans tous les territoires de l’Afrique occidentale française (AOF). A l’occasion de sa présentation par le ministre des colonies, Georges Leygues, on perçoit l’état d’esprit qui anime le colonisateur : « Une réforme s'imposait. […] enfin, il permet l'accès des livres fonciers aux indigènes qui verront, par le seul fait de l'immatriculation de leurs terres, leurs droits de détenteurs précaires transformés en droit de propriétaires, au sens de la loi française. Cette dernière modification est de nature, incontestablement, à favoriser le développement moral des populations auxquelles elle s'adresse, en attachant l'homme à la terre, en lui faisant concevoir le but donné à l'effort individuel, la sanction offerte au travail »57.

56 L’article 544 du Code promulgué le 21 mars 1804 par Napoléon Bonaparte, consacré à la propriété, fait partie des 1200 articles sur 2281 qui sont demeurés dans leur version d’origine (Catherine Delplanque, Chercheur en Histoire du Droit, juillet 2004, Association française pour l’histoire de la justice). Le droit de propriété, tel que défini dans cet article, comprend trois prérogatives : le droit d’user de la chose, c’est-à-dire de s’en servir ou de ne pas s’en servir : c’est l’usus ; le droit de jouir de la chose : c’est le fructus. Ce droit de jouissance est un droit à percevoir les revenus naturels et civils de la chose, le droit de disposer de la chose : c’est l’abusus.

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L’acte Torrens, promulgué en 1861 en Australie du Sud, ici considéré comme « modèle type universellement admis », doit représenter dans l’esprit du législateur colonial, un progrès par rapport au régime du Code civil, en instaurant le système de l’immatriculation. C’est pour inciter le paysan à accéder à la propriété de la terre qu’elle cultive, que le législateur colonial a mis en place le régime de l’immatriculation, consistant en l’inscription des droits sur la terre et leurs modifications au livre foncier, lui permettant ainsi de détenir un titre intangible qui a fait l’objet d’une publicité immobilière réelle et non plus seulement personnelle. L’immatriculation n’étant pas obligatoire, il n’y eut point d’engouement de la part de paysans intéressés par la seule possibilité de continuer à exploiter la terre et n’attachant aucune valeur à la propriété au sens occidental. « Les instigateurs de l’immatriculation ont laissé de côté cosmogonie et sociologie africaines » (Mbaye, 1971). C’est encore un échec total. ajoute A. K. Boye qui note que « les populations rurales n’eurent jamais recours à l’immatriculation, se contentant de vivre sous l’empire des conceptions coutumières en matière foncière ». (Boye, 1978).

B. Les gormoom de « type colonial »

A la suite de nombreux litiges, ce décret sera à son tour abrogé et remplacé par des textes successifs en 1925, 1932 et en 1935, qui tentèrent sans résultat et pour les mêmes raisons d’instaurer un régime spécial de publicité des droits fonciers et coutumiers. Grâce au décret du 8 octobre 1925, les détenteurs de droits coutumiers sur des terres, ont la possibilité d’en faire constater l’existence et l’étendue, en en faisant la demande auprès de l’autorité administrative qui, après enquêtes et diverses formalités, consigne toutes les pièces dans un livret foncier, valant jusqu’à preuve du contraire.

Il faut noter aussi, que certains passages du décret du 15 novembre 1935 portant réglementation des terres domaniales en Afrique occidentale française, peuvent présenter un intérêt particulier ; notamment l’article 1 qui stipule : « En Afrique-Occidentale française, les terres vacantes et sans maître appartiennent à l'État. Il en est de même des terres qui, ne faisant pas l'objet d'un titre régulier de propriété ou de jouissance par application, soit des dispositions du Code civil, soit des décrets du 8 octobre 1925 et du 26 juillet 1932, sont inexploitées ou inoccupées depuis plus de dix ans ». En plus des terres non exploitées depuis plus de dix ans, l’Etat pouvait revendiquer celles dont les détenteurs n’avaient pas de titre régulier.

Le décret du 15 novembre 1935 qui maintient la propriété de l’Etat sur les seules « terres vacantes et sans maître », a eu le mérite de diminuer considérablement la portée de la

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théorie du domaine éminent. Mais en fixant un délai de 10 ans, il introduit une notion inconnue en Afrique, celle de la prescription. La prescription extinctive ou acquisitive, comme « moyen d’acquérir ou de se libérer par un certain laps de temps, et sous les conditions déterminées par la loi » (Code civil, 1804, art. 2219 : 407) est inconnue du droit coutumier primitif, selon K. Mbaye. Qui précise : « dans la logique négro-africaine, le temps n’a aucune influence sur la vérité ou ce qui est ». Avant d’ajouter : « la notion de prescription acquisitive introduite par les tribunaux institués par le colonisateur, a cependant fini par être comprise et acceptée par les autochtones. La prescription est toujours de dix ans, qu’elle soit acquisitive ou extinctive » (Mbaye : 1971). Ce délai de dix ans est resté dans l’esprit de beaucoup de responsables de conseils ruraux et de paysans, dans l’interprétation de la notion de mise en valeur contenue dans la loi sur le domaine national.

Enfin, ces nombreux textes qui témoignent d’une recherche ininterrompue d’adaptation de la législation occidentale à des réalités africaines qui ne semblent pas prêtes à les accueillir, seront eux aussi remplacés par les décrets n° 55-580 du 20 mai 1955 et n° 56- 704 du 10 juillet 1956 qui en porte application. Ils constatent qu’il n’y a pas de terre vacante et sans maître, en abrogeant l’article premier du décret du 15 novembre 1935. Ils introduisent le régime de constatation des droits coutumiers et comblent une lacune grave du décret de 1925 qui ignorait les tenures collectives. Ces textes reconnaissent nettement et protègent les droits coutumiers en abandonnant définitivement la théorie du domaine éminent En vertu de ces deux textes, les populations rurales obtiennent la possibilité d’immatriculer les tenures individuelles au livre foncier, les transformant ainsi en droits de propriété individuelle ; en outre, les tenures collectives peuvent être transformées en tenures individuelles avant d’être immatriculées à leur tour. Cette tentative qui s’est produite peu avant l’indépendance, était la dernière pour transformer des droits traditionnels en droits immatriculés inattaquables, ou, en droits constatés mais pouvant être contestés, comportant un droit de disposition, ou, enfin, en droits constatés sans droit de disposition.

III. La loi sur le Domaine national : une volonté de rétablir le « droit négro-