• Aucun résultat trouvé

Une stratégie individuelle originale : l’expérience d’un paysan de Velingra Tall

Dans le village de Velingara Tall, situé à trois kilomètres de Louga, mais faisant partie de l’arrondissement de Mbédiène, nous avons rencontré un paysan heureux. Comme de nombreux jeunes Njambur-njambur77, I. T. a tenté sa chance en Europe dont il connaît plusieurs pays. Il y a vécu plusieurs expériences, dont celle de la Légion étrangère. L’exil lui a permis d’apprendre et d’avoir du recul sur les conditions de travail de ses parents paysans restés au village. Etant informé de son vécu, je commence par le provoquer sur une question à la mode : l’objectif d’« autosuffisance alimentaire à l’horizon 2012 » poursuivi par le gouvernement du Sénégal.

114

« L’autosuffisance alimentaire est possible, mais il faut de nombreuses conditions que nous sommes loin de remplir. Il y a un sage de notre village qui dit : « c’est l’eau qui marche ; quand l’eau marche, tout marche ». S’il y a une bonne pluviométrie, les paysans peuvent effectivement produire tout ce qu’ils mangent. J’ai tenté une expérience concluante qui m’a permis de comprendre que nous pouvons produire dans nos campagnes, des aliments de bonne qualité en quantité suffisante, avec un minimum d’investissements et de savoir ».

« Ces deux dernières années, j’ai produit beaucoup d’arachide grâce à une bonne pluviométrie. Au lieu d’essayer de vendre ma récolte, je l’ai entièrement triturée et en ai tiré toute l’huile que ma famille consomme. Pour le niébé, c’est au moment de récolter la production de cette année que j’ai offert mes restes de l’année dernière à des parents et amis. L’année dernière à la même époque, j’avais offert 300 kilos de niébé qui restaient de mes vivres. Cette année, je ne serai pas capable de manger la moitié de ma récolte de niébé ».

Les méthodes utilisées par I.T. sont très simples. Il sait comme tous les paysans, qu’il suffit de créer un milieu anaérobie au niébé pour pouvoir le conserver pendant plusieurs mois. Il faut le sécher auparavant, le traiter si on en a les moyens. Les bouteilles d’eau en plastique d’un volume de 10 litres ne coûtent rien, si on n’a pas les moyens de se procurer les fûts que la recherche a permis de fabriquer à cet effet. S’il y a une récolte qui est souvent bonne même avec une pluviométrie moyenne c’est celle du niébé. Mais le paysan, sous la pression d’autres urgences, préfère le vendre, même si les prix sont très bas. Ce sont des commerçants qui en profitent. Car sachant que les moyens de conservation ont un coût presque nul, ils achètent et stockent d’importantes quantités pendant les récoltes. Ils peuvent ensuite les revendre à prix d’or pendant la saison sèche.

A la culture de l’arachide et du niébé, I.T. associe d’autres activités comme l’aviculture. « L’année dernière quand j’ai cultivé le mil blanc que nous appelons tiñ, j’ai récolté à peu près 200 kilos qui m’ont permis de nourrir de la volaille. Cela a permis à ma famille une consommation régulière de poulets pendant des mois. Ces poulets ont tous grandi dans le champ. Par ailleurs les dindes que j’élève nous ont permis de combattre les awoor, ces insectes ravageurs qui détruisent le niébé parce que les dindes s’en nourrissent. Ce n’est que quand le niébé commence à fleurir que je les enferme pour les nourrir avec de la graine. C’est vrai qu’elles sont moins faciles à élever que les poulets mais quand nous en tuons une, la famille a la nourriture de la journée ».

115

IT a découvert des façons très simples, selon lui, d’économiser les eaux d’arrosage. Il s’agit en fait d’un système de « goutte-à-goutte » qu’il a installé de façon artisanale, avec des moyens de fortune. Grâce à cela il entretient un petit jardin à l’intérieur du champ, qui lui permet de produire toute la laitue qu’il mange pendant l’année. Car, même si ce n’est pas une nourriture bien de chez nous, il en raffole. Les boissons préférées de sa famille, sont la citronnade et le jus de bisaap. Pour cela il n’y a que le sucre qu’il achète car il produit le citron avec une variété qu’il a découverte en Espagne et qui pousse bien chez lui ; alors que le

bisaap est traditionnel.

L’élevage de moutons est aussi pour IT une chose simple et utile quand on habite à la campagne Au début de la saison des pluies, il achète une dizaine de petits agneaux, à raison de 12 500 FCFA (19 euros) l’unité. Durant l’hivernage ils ont toute l’herbe nécessaire pour leur nourriture, car beaucoup de terres du Njambur ne sont pas cultivées et l’herbe qui y pousse sauvagement est inépuisable. Même après l’hivernage, le mboop, herbe sèche est aussi utile pour la confection des toitures des cases que pour la nourriture du bétail. Mais, à la fin de l’hivernage, leur nourriture provient surtout des résidus des récoltes. En quelques mois, les agneaux deviennent des moutons qu’IT vend à 60 000 FCFA (92 euros) ou plus. Comme pour le regretter, il confesse : « ce genre de choses, je ne pense pas que l’Etat ira jusqu’à les promouvoir. C’est le paysan qui doit en avoir la volonté et s’en donner les moyens ».

Quand on lui fait remarquer que tout cela demande du travail, il le reconnaît, mais il a la solution. Cette année par exemple il a pris un surga78 qui travaille pour lui et il trouve qu’ils sont tous les deux gagnants. C’est un père de famille qui ne travaille pas en permanence dans le champ. Il lui paye 150 000 FCFA (228 euros) pour la saison, mais le libère chaque fois qu’il trouve un autre petit boulot car le travail des champs n’est pas continuel. Il prend en charge les dépenses de médicaments de sa famille ; et comme le surga habite avec ses frères, leurs femmes s’occupent de la nourriture à tour de rôle. Quand c’est le tour de sa femme, il lui donne 2000 FCFA (3 euros) pour acheter la nourriture d’un jour.

Pour la conduite de l’animal pendant les travaux, comme la saison des pluies coïncide avec les vacances scolaires il engage un enfant dont les parents sont dans le besoin. Il aide les parents et à l’ouverture des classes il donne 75 000 FCFA (114 euros) à l’enfant pour l’achat de ses fournitures scolaires. Le travail de cet enfant consiste à monter le cheval qui tire la houe ou le semoir pendant les travaux et le surga n’a besoin que de cela.

78

116

A la remarque que son système n’est pas facile à généraliser, il répond : « Ce n’est pas facile pour de multiples raisons. Mais ce ne sont pas les terres qui posent problème. Par ici, les paysans ne peuvent pas cultiver toutes les terres disponibles. Personne ne peut imaginer les superficies de terres non cultivées, le Njambur est un pays de mbooy. Mais tout le monde n’a pas les moyens de faire ce que je fais. J’ai dépensé 1 000 000 FCFA (1520 euros) pour clôturer mon champ. Or la plupart des paysans n’ont jamais détenu une somme d’un million de francs CFA durant toute leur existence. Ce qui veut dire que pour généraliser ce que je fais il faut que l’Etat en fasse une politique. Ensuite cela demande de l’effort. Or de nos jours, on voit des gens bien portants qui n’ont pas de travail mais qui ont horreur de suer ».

Enfin, j’ai voulu savoir si IT avait entendu parler des recherches de l’Institut de technologie alimentaire en matière de transformation agroalimentaire. « Le problème de l’ITA, dit-il, c’est qu’il propose des transformations alimentaires qui coûtent beaucoup plus cher que ce que nous pouvons faire d’une façon traditionnelle. Il propose des produits conditionnés dans de très petites boîtes à des prix élevés. Nos familles sont nombreuses. Pour consommer des produits « ITA », il faut de très grandes quantités. Dès qu’on fait le calcul, il devient moins couteux d’acheter une autre nourriture. Peut-être, quand ils feront des usines pour en produire en grandes quantités les prix seront plus abordables. Mais, s’interroge-t-il, quelle place sera alors réservée au paysan » ?

La multiplicité de stratégies qui semblent être spontanées, témoignent peut-être de la naissance d’une nouvelle économie rurale dans laquelle l’agriculture reste dominante, mais qui laisse une place de plus en plus importante à des activités génératrices de revenus non agricoles. Celles-ci peuvent-elles avoir une existence durable en dehors de tout cadre organisationnel ? Dans le chapitre qui suit, nous allons voir des exemples où l’organisation concertée sous diverses formes, est au cœur de l’initiative paysanne.

117 CHAPITRE V

LA PRODUCTION ET LA TRANSFORMATION AGRICOLES ENTRE ORGANISATION COLLECTIVE ET INITIATIVES INDIVIDUELLES

Pour se doter de moyens et se débarrasser des rigidités institutionnelles le statut juridique le mieux indiqué et le plus répandu au Sénégal est le GIE (Guèye, 2006). La motivation première de la constitution d’un GIE est presque toujours d’accéder à un statut formel. Ce statut permet d’accéder à celui d’interlocuteur valable pour les autorités, et surtout pour les établissements de crédit comme la CNCAS. Les exonérations fiscales dont bénéficient les GIE sont parfois déterminantes dans le choix de cette forme d’organisation. Il est même possible de rencontrer un GIE constitué en tout et pour tout par une seule personne physique. Le cadre juridique fixé par l’UEMOA est précis en la matière, mais les GIE qui respectent ce cadre sont peu nombreux.