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4. CADRE THÉORIQUE

4.2 De la syntaxe structurale à la Sémantique des cadres

Le premier emploi de notions importantes comme « actant » et « circonstant » peut être retracé dans l’ouvrage du linguiste français Tesnière, Éléments de syntaxe structurale (1959). D’après Tesnière, l’unité de base de la syntaxe est la phrase qui présente le déroulement d’un procès dont le verbe est le nœud : « l’objet de la syntaxe structurale est l’étude de la phrase » (Tesnière 1959 : 11). Ainsi, la syntaxe structurale s’appuie sur des relations asymétriques et binaires entre les unités lexicales. Ces relations prennent une forme de « dépendance ». Dans son œuvre, Tesnière (ibid. : 11-13) fait observer que :

La phrase est un ensemble organisé dont les éléments constituants sont les mots. [1.2] Tout mot qui fait partie d’une phrase cesse par lui-même d’être isolé comme dans le dictionnaire. Entre lui et ses voisins, l’esprit aperçoit des connexions, dont l’ensemble forme la charpente de la phrase. [1.3] Les connexions structurales établissent entre les mots des rapports de dépendance. Chaque connexion unit en principe un terme supérieur à un terme inférieur. [2.1] Le terme supérieur reçoit le nom de

régissant. Le terme inférieur reçoit le nom de subordonné.

Par exemple, une phrase comme les petits ruisseaux font les grandes rivières peut être représentée comme suit (figure 46).

Figure 46 : Structuration de la phrase selon Tesnière (Tesnière 1959 : 11)

Cette représentation va à l’encontre de la grammaire traditionnelle qui représente la phrase de manière linéaire (figure 47).

Figure 47 : Structuration linéaire de la phrase d’après la grammaire traditionnelle (ibid. : 3)

D’après la grammaire traditionnelle, la phrase Alfred parle est composée de deux éléments, à savoir Alfred et Parle. Toutefois, d’après Tesnière, la phrase comporte trois éléments :

[…] une phrase du type Alfred parle n’est pas composée de deux éléments 1° Alfred, 2° parle, mais bien de trois éléments, 1° Alfred, 2° parle et 3° la connexion qui les unit et sans laquelle il n’y aurait pas de phrase. Dire qu’une phrase du type Alfred parle ne comporte que deux éléments, c’est l’analyser d’une façon superficielle, purement morphologique, et en négliger l’essentiel, qui est le lien syntaxique (ibid. : 11).

Les principes de la syntaxe structurale de Tesnière se sont avérés utiles pour d’autres linguistes, notamment en langue de spécialité. Par exemple, nous avons montré dans la section 3.1.1 comment Gross (1994) et Gross et Vivès (2001) considèrent que l’unité minimale de

sens est la phrase et non pas le mot. Les auteurs sont d’avis qu’une telle considération garantit une description linguistique qui rend compte de différents emplois possibles d’une UL et, surtout, la désambiguïsation des sens d’une unité polysémique. Nous avons montré également le type d’analyse axée sur le verbe chez Mathieu-Colas (2002), où l’auteur attribue des traits sémantico-syntaxiques aux arguments des verbes.

Le verbe est donc envisagé du point de vue de son environnement qui se compose d’actants (les participants à l’action) et de circonstants (les éléments de temps, espace, etc.). Si le sujet d’un verbe est le « prime » actant, on peut dire que le complément d’objet direct est le « second » actant, et le complément d’objet indirect en est le « tiers », alors que les compléments circonstanciels sont les circonstants. D’après la syntaxe structurale de Tesnière, le verbe en tant que nœud de la phrase exprime une scène dramatique dans laquelle les éléments essentiels sont le procès et les acteurs.

En fonction de cette distribution des actants et des circonstants où le verbe règne sur la scène, le verbe fait l’objet d’une classification en fonction du nombre d’actants qu’il admet (ce qu’on appelle la valence) : on trouve les verbes avalents (avec zéro actant), les verbes monovalents (avec un actant), les verbes divalents (avec deux actants) et les verbes trivalents (avec trois actants). Le positionnement des actants est déterminé par le rôle sémantique qu’ils jouent par rapport au verbe.

Partant du principe que « la syntaxe structurale a pour objet de révéler la réalité structurale profonde qui se cache derrière l’apparence linéaire du langage sur la chaîne parlée » (Tesnière 1959 : 11), Tesnière s’est penché sur l’analyse des relations entre les mots. Il en distingue trois : connexion, translation et jonction. La relation qui nous intéresse ici est celle de connexion. Dans cette relation, le verbe, qui est le nucléus supérieur ou le nœud d’après la terminologie tesnièrienne, représente le régissant, alors que l’actant prend celle de nucléus inférieur, ou subordonné.

Les idées de Tesnière ont eu une grande résonance en linguistique. Chez Fillmore, et comme nous l’avons mentionné au début de cette section, les travaux sur les verbes et leurs propriétés syntaxiques avaient commencé en s’appuyant sur les principes de la grammaire

transformationnelle de Chomsky. En intégrant la sémantique, les travaux de Fillmore ont pris une autre direction. Fillmore (1982 : 114) constate que :

I had become aware of certain American and European work on dependency grammar and valence theory, and it seemed clear to me that what was really important about a verb was its ‘semantic valence’ (as one might call it), a description of the semantic role of its arguments. Valence theory and dependency grammar did not assign the same classificatory role to the ‘predicate’ (or ‘VP’) that one found in transformationalist work (see, e.g. Tesnière 1959); the kind of semantic classifications that I needed could be more complete and sensible, I believed, if, instead of relying on theoretically separate kinds of distributional statements such as ‘strict subcategorization features’ and selectional features’, one could take into account the semantic roles of all arguments of a prediction, that of the ‘subject’ being simply one of them.

Fillmore a traduit ses idées dans une théorie appelée la « grammaire des cas » (1968), qui peut se résumer à une syntaxe basée sur des cas profonds (deep cases). Les cas chez Fillmore sont les rôles sémantiques que l’on peut associer aux arguments (ou actants) de verbes. La théorie de valence et la grammaire de dépendance, quant à elles, font partie de la description donnée aux verbes sur le plan syntaxique et sémantique, surtout en ce qui concerne le nombre d’actants qu’une unité verbale peut avoir et la centralité du verbe qui a supplanté la division binaire de la phrase entre sujet et prédicat (Osborne 2013).

En ce qui concerne les cas, Fillmore (1968 : 24-25) en propose six :

Agentive (A), the case of the typically animate perceived instigator of the action identified by the verb.

Instrumental (I), the case of the inanimate force or object causally involved in the action or state identified by the verb.

Dative (D), the case of the animate being affected by the state or action identified by the verb. Factitive (F), the case of the object or being resulting from the action or state identified by the verb, or understood as a part of the meaning of the verb.

Locative (L), the case which identifies the location or spatial orientation of the state or action identified by the verb.

Objective (O), the semantically most neutral case […] things which are affected by the action or state identified by the verb.

Dans les phrases suivantes, Fillmore (ibid. : 25) donne des exemples pour chacun des cas :

29. John opened the door. 30. The door was opened by John. 31. The key opened the door.

32. John opened the door with the key. 33. John used the key to open the door. 34. John believed that he would win. 35. We persuaded John that he would win. 36. It was apparent to John that he would win. 37. Chicago is windy.

38. It is windy in Chicago.

Dans les exemples 29 et 30, John correspond au cas Agentif. Dans les exemples 31, 32 et 33, key est un Instrument. Dans les exemples 34, 35 et 36, John correspond au cas Datif. Finalement, dans les exemples 37 et 38, Chicago est un Locatif. Ces cas représentent des jugements que les êtres humains sont capables de poser par rapport aux réalités qui les entourent. Bien évidemment, la liste reste non exhaustive, puisque d’autres cas peuvent y être ajoutés.

Dans son analyse des cas, Fillmore part de deux principes : la centralité de la syntaxe, c’est-à-dire que l’on part des concepts syntaxiques pour décrire les formes, et l’importance des catégories cachées (covert categories). Ces catégories ne se manifestent pas formellement, donc on pourrait penser qu’elles sont purement sémantiques, mais elles ont, en effet, une pertinence syntaxique (Fillmore 1968 : 23-24). Donc, chez Fillmore, le cas est conçu comme une relation syntaxico-sémantique à deux niveaux : la structure de surface qui se manifeste par des formes casuelles, par l’emploi des prépositions ou par l’ordre des éléments, et la structure profonde où la phrase est constituée d’un prédicat lié à un ou plusieurs cas (figure 48).

D’après Fillmore (1977), la structure profonde (deep structure) est liée à la sémantique interne. Cette sémantique concerne la nature sémantique de la structure interne de la phase. De plus, la sémantique interne se situe sur l’axe syntagmatique de la phrase et non pas sur l’axe paradigmatique, puisqu’elle concerne des relations qu’entretiennent les éléments de la phrase entre eux. Fillmore discute de ces détails comme suit :

Within semantics in general, the notion of deep cases is a part of what might be called INTERNAL, as opposed to EXTERNAL, semantics; that is, it concerns, not the semantics of truth or entailment or illocutionary force, but rather the semantic nature of the inner structure of a clause. Within internal semantics, the concern is SYNTAGMATIC rather than PARADIGMATIC; that is, deep cases are among the types of semantic relations that elements of sentences structures have with each other in context, rather than with the system of contrasts and oppositions that differentiate constituents paradigmatically. The concern is with the inner structure of clauses rather than with the semantics of interclausal connections through the devices of coordination and subordination (Fillmore 1977: 60).