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CHAPITRE 2 : LA TESTATRICE

2.3 Suzanne Meloche, femme désirante

Un autre aspect de la vie de Suzanne Meloche que Barbeau-Lavalette lui restitue grâce à sa position de testatrice est son agentivité sexuelle. Meloche a été élevée à l’époque où la « croyance générale est qu’il n’y a pas de sexualité féminine en dehors de la maternité» (Fournier, 2005 : 47). Lori Saint-Martin fait remarquer que lorsqu’on aura retenu de sa mère que la sexualité est une tare et une déchéance et que la famille est un fardeau : il n’y a rien d’étonnant à ce que la fille veuille rompre à tout prix avec ce modèle maternel (1999). Le modèle de Suzanne Meloche était celui de Claudia, sa mère, que chaque grossesse rendait plus faible et diaphane, contribuant à l’idée que le corps des femmes était perçu comme un lieu clos, un espace vide, soumis à la volonté des hommes. Barbeau-Lavalette écrit : « Achille entre dans la chambre et se couche près de Claudia. Il soulève sa robe de nuit pour toucher ses cuisses. Il retourne sa femme et se réfugie brutalement en elle. Là où il est homme, là où il est encore fier. Claudia ne veut pas, mais elle ne le dit pas » (46). En plus d’être un espace vide, le corps de Claudia ne lui appartient pas. Il est un espace à combler par son mari, par un homme avec un devoir à accomplir, une fierté à préserver. Elle se débat, faiblement :

Claudia va réveiller les plus grands

Leur demande de l’aider à installer une natte dans le corridor Claudia dormira maintenant à côté du piano

Loin du pénis d’Achille (47).

C’est la seule possibilité que Barbeau-Lavalette lui donne. La fuite silencieuse. L’autrice accentue ainsi le sentiment d’impuissance de Claudia, ses dernières forces investies dans cette révolte essoufflée.

L’expérience du sexe pour Meloche telle que relatée dans le roman ne pourrait être plus différente : « Tu danses avec lui plaqué sur toi, tu danses du ventre et du sexe, tu l’éclabousses d’une force terrienne et joyeuse, tu lui offres un corps-à-corps, un bouche à bouche, tu le ramènes à toi, tu le colles à la vie qui lui reste » (331). Meloche, sous la plume de sa petite-

craint pas de transgresser les tabous de son époque en évoquant explicitement le corps : les « couchers libidineux », les « organes courroucés », la « verge de ta perfidie », la « carlingue incestueuse », les « bouches alanguies », le « tremblotti de ma chair » (Meloche, 1980). Meloche, dans Les aurores fulminantes, évoque une sensualité exacerbée, qu’elle contrôle pleinement.

Le destin de la mère, de Claudia, est donc renié jusque dans l’expérience du corps et de la sexualité. Dans le roman, Meloche reste en tout temps à l’écoute de ses pulsions, ne se gêne pas pour s’abandonner à ses désirs, pour suivre ses instincts. En effet, à plusieurs reprises, Meloche a des relations avec des hommes qui ne sont pas son mari ou son amant régulier ; lorsque Marcel est absent, Meloche trouve refuge chez Borduas, ou encore chez Jean, alors qu’elle habite avec Peter en Gaspésie. Aucun de ces épisodes ne semble soulever le moindre remords ou doute dans la représentation que donne Barbeau-Lavalette de Meloche, confirmant une maîtrise totale de ses désirs. Son corps n’est pas un espace vide qu’il appartient à son mari de remplir, comme celui de sa mère, c’est, au contraire, un havre dans lequel elle invite : « Tu enveloppes de tes bras, de ton ventre, de ton sexe et de ta bouche cet homme éclaté, cet oiseau fulgurant que tu fais tien, au milieu du blanc douloureux des toiles éteintes » (144).

C’est l’un des legs de l’autrice testatrice à sa grand-mère : celui d’une sexualité lumineuse, sans tabou, d’une sexualité qui lui appartient. C’est celui d’une émancipation de la sexualité entièrement liée à la reproduction, l’exacerbation de l’érotisme maternel. Cette rétribution n’est toutefois possible que grâce à des générations de femmes, d’écrivaines qui ont cherché à transgresser le tabou entourant l’érotisme maternel et à inscrire dans l’univers fictionnel un exemple de conciliation des rôles de mère, d’amante et de sujet féminin désirant (Huet, 2011). Dès les années 1980, des écrivaines, comme Nancy Huston avec l’essai

Mosaïque de la pornographie (1982), voient dans l’érotisme maternel une façon de

déconstruire les fonctions traditionnelles associées à la maternité et de permettre aux mères de se voir représentées comme des êtres désirants et désirables. Boisclair et Dussault Frenette affirment que leurs écrits contribuent au mouvement d’appropriation du discours érotique féminin auquel s’attardent les écrivaines métaféministes, tant dans les revendications politiques que dans les manifestations littéraires (2014).

Dussault Frenette avance que le livre – et le roman en particulier – est un espace où le désir féminin peut s’exprimer et que l’écriture permet aux femmes de déconstruire cette colonisation de l’imaginaire sexuel par le système patriarcal dont un des scénarios les plus marqués est que le désir masculin précède le désir féminin. Bien que les femmes mises en scène par les écrivaines métaféministes évoluent, le plus souvent, dans des univers dominés par le pouvoir patriarcal, elles n’en demeurent pas moins profondément désirantes, cherchant toujours à s’affranchir, et à être reconnues comme sujets à part entière (2016).

Ainsi, une agentivité sexuelle nouvelle est rendue possible pour les sujets féminins. L’agentivité sexuelle renvoie à l’idée de « possession » de son propre corps et l’expression de sa sexualité – en termes simples, se sentir « agent » ou « agente » de sa sexualité (Slavin, 2006). Paige Averet, Mark Benson et Kourtney Vaillancourt (2008) mentionnent que l’agentivité sexuelle fait référence à la prise d’initiative, à la conscience du désir de même qu’au sentiment de confiance et de liberté dans l’expression de sa sexualité. Les notions de « contrôle » et du sentiment d’avoir le « droit » au désir et au plaisir sont également centrales. Cette prise en charge de son propre corps et de son plaisir donnerait l’occasion d’apprécier une sensation de pouvoir sur la situation de même que sur son corps, et ce, sans sentiment de honte ni impression de devoir s’excuser (Hammers, 2009).

Le roman offre un moment cathartique d’agentivité sexuelle et d’assouvissement du désir. À New York, Meloche partage l’intensité de la sexualité féminine avec Selena, une Afro- Américaine avec qui elle s’engage dans la lutte pour les droits civils des Noirs. Selena a elle aussi perdu ses enfants, vit avec un vide qui la ronge. Leur rencontre est vivifiante et douloureuse à la fois : « tu t’abîmes en elle, elle sombre en toi. Endolories et affamées, vous vous avalez. Tu goûtes sa peau sucrée, suces son sexe large et sinueux. Elle t’explore sauvagement, sacrifie son corps déserté » (278). Suzanne et Selena, dans la fusion, le déchirement de leurs corps, partagent leur souffrance, le poids de ce qu’elles ont perdu. Et ne font « qu’une. Éviscérées» (279). Il s’agit d’un véritable pied de nez à l’Histoire qui a trop longtemps nié la sexualité maternelle : deux femmes, deux mères sans enfants qui plongent ensemble dans un moment de pure communication érotique, de sensualité à son comble. Le fait qu’il s’agisse d’une relation interraciale et lesbienne ne fait qu’ajouter à la puissance du portrait de femme qui fait fi des tabous que Barbeau-Lavalette dresse de sa

L’agentivité sexuelle, le contrôle de son propre corps, reste sous la plume de Barbeau- Lavalette une arme contre la solitude, contre l’aliénation. « Tu as 48 ans. Et tu n’en as rien à foutre. Tu te saoules et tu baises. Tu baises salement. Des jeunes, seulement. Que tu ramasses dans la rue, dans les cafés et dans les bars. Parce que tu sens le sexe. Tu les invites à boire chez toi, tu fais tourner les bouteilles, tu te déshabilles, tu suces et tu jouis » (341). Meloche ainsi représentée ne s’accable d’aucun complexe et écoute ses désirs les plus primaux.

Ainsi, Barbeau-Lavalette, en évoluant dans un contexte où de nouvelles représentations de la relation à la sexualité promettent un lieu de vie et de pensée partagé plus équitablement entre hommes et femmes (Dupré, 2002), vient à acquérir les outils lui permettant de donner à sa grand-mère, par l’écriture, la possibilité d’assumer une sexualité maternelle active et voulue. Lori Saint-Martin souligne qu’à notre époque, pour la première fois peut-être, une réconciliation de la procréation et de la création devient possible. Mieux, cette réconciliation même peut devenir la matière d’une œuvre. Elle affirme qu’« écrire aujourd’hui en tant que mère, assimiler enfantement et création romanesque, ce n’est pas se soumettre à une équivalence réductrice selon laquelle toute femme normale est mère, ni brandir son ventre comme une ultime justification d’exister. C’est se réinventer en même temps femme et créatrice, transformer à la fois la maternité et la fiction » (1994 : 280). C’est ainsi que Barbeau-Lavalette, de sa position de femme, mère et créatrice métaféministe, peut se permettre d’imaginer et de transmettre à sa grand-mère les acquis féministes de la sexualité féminine et maternelle.

Là où la sexualité de Claudia était un objet – une tare qui ne la définissait non pas en tant que femme désirante, mais en tant que corps servant à la reproduction – Barbeau-Lavalette présente celle de Meloche comme sujet à investir, comme un moyen d’expression et de communication. Marianne Hirsch (1989) voit ce changement de paradigme en littérature comme une façon de rompre avec la tradition et de proposer un nouveau modèle de créativité où création et procréation ne sont plus des dichotomies, mais dont la symbiose permet de penser et d’écrire différemment la maternité. Bien que Barbeau-Lavalette, dans La femme

qui fuit, ne propose pas une représentation de sa grand-mère permettant de réconcilier

maternité et création, l’autrice arrive dans le cadre du roman à la réconcilier avec son corps de mère et à lui offrir un nouveau modèle de créativité qui n’était pas dominant, ou concevable à l’époque de Meloche, mais bien à celle de sa petite-fille. L’autrice attribue donc

à Meloche le pouvoir de l’érotisme maternel, lui permettant à la fois, dans le cadre du roman, d’être femme désirante, créatrice et mère.