• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2 : LA TESTATRICE

2.2 Suzanne Meloche, femme créatrice

Comme mentionné dans le précédent chapitre, il existe un paradoxe immense entre le tremplin qu’ont été le groupe des Automatistes et le Refus global pour l’essor artistique des femmes et l’oubli dans lequel Suzanne Meloche a été plongée. Plusieurs chercheuses, dont Rose-Marie Arbour et Patricia Smart, se sont penchées sur la question de la représentation des femmes et sur la reconnaissance de leurs travaux dans le groupe des Automatistes. Leurs

11 « En rhétorique, je fus représentant du Collège Sainte-Marie au concours oratoire inter-collégial mixte et j’en

sorti vainqueur. Cette victoire, qui fut excellente pour mon moral, me permit de rédiger ma première œuvre publiable, Les reflets de la nuit » (Gauvreau, 1971 : 7). Il m’a été impossible de retrouver la date exacte de ce concours mentionné dans l’autobiographie de Gauvreau, mais selon le roman La femme qui fuit, Meloche participe au concours d’art oratoire aux côtés de Gauvreau en 1944, année qu’on attribue aussi à la rédaction de Les reflets de la nuit. En partant du fait que Gauvreau mentionne que la victoire au concours oratoire lui aura

recherches permettent d’éclairer la situation dans laquelle s’est trouvée Meloche, et que Barbeau-Lavalette dénonce en tentant de rendre justice à l’œuvre de sa grand-mère dans La

femme qui fuit.

Bien que plusieurs spécialistes de la littérature des femmes (Isabelle Boisclair, Patricia Smart, Lori Saint-Martin) marquent l’inscription massive des femmes dans le champ littéraire québécois après 1960, cela ne signifie pas, bien sûr, une absence complète des femmes en littérature avant cette date. Il en va de même pour la production féminine dans l’art en général12. Alors qu’aucun « interdit » à proprement parler n’empêche la participation

des femmes à la vie littéraire, une habitude d’exclusion et de ridicule héritée de la tradition littéraire française plane sur leurs écrits. Certains facteurs, comme l’accès à l’éducation supérieure qui reste, jusqu’en 1950, le privilège des bien nanties (Boisclair, 2004), contribuent à l’iniquité en regard de la reconnaissance des hommes et des femmes.

Patricia Smart estime toutefois que les femmes artistes gravitant autour du mouvement automatiste dans les années 1940 ont bénéficié d’une égalité avec les hommes sans précédent dans l’histoire de l’art au Québec (1998). Fait observable, tant dans le roman que dans l’Histoire, les femmes sont invitées dans les discussions du groupe des Automatistes : « Ils sont une dizaine, surtout des garçons, mais tu regardes d’abord les filles. […] Il y a Marcelle Ferron, Françoise Sullivan, Muriel Guilbault. Elles lèvent un bref regard vers toi, ne feignent pas la chaleur, t’invitent simplement à t’asseoir » (82).

Smart souligne que ce qui frappe dans le parcours artistique des femmes du groupe, c’est l’osmose entre l’art et la vie, qui découle selon elle d’une incapacité à faire abstraction du quotidien (1998). La culture propre des femmes émergeait de rôles traditionnellement assignés où les fonctions de reproduction et d’entretien prédominaient, conditionnant à la fois les comportements sociaux et les perceptions de soi. Ces rôles engendraient un sens de

12 Lucille Beaudry affirme que la « présence des femmes dans l’histoire de l’art au Québec ne commence pas

avec l’éclosion du mouvement féministe radical qui participe de l’agitation sociale et politique des années 60 ». Il va sans dire néanmoins que le féminisme a assurément eu un impact sur les pratiques artistiques des femmes, ne serait-ce qu’en favorisant la visibilité des œuvres qu’elles ont accomplies et, de ce fait, en autorisant une relecture et une réécriture de l’histoire de l’art, du moins de l’histoire de l’art du monde occidental qui est celle où les grandes œuvres valorisées sont majoritairement des œuvres réalisées par des hommes. Or un des effets majeurs du féminisme sur l’art des femmes aura été certes de rendre plus visible la création des femmes, mais aussi et surtout de permettre la création d’œuvres où le sujet femme est au premier plan (Beaudry, 2014).

la continuité et de la transmission plutôt qu’une rupture conçue en termes de rejet total. La conception de leur identité individuelle, en partie reliée au corps tant dans ses fonctions que dans sa forme, a affecté les modalités de leur apport à l’automatisme. Elles expérimentèrent donc à leur manière le rejet de la tradition et des codes définissant l’art et la pensée du groupe Automatiste. Ce qui infléchit leur conception de la « rupture », c’est qu’elle n'excluait pas pour elles un sentiment de continuité.

La poésie de Meloche citée dans La femme qui fuit va dans ce sens :

Je cueille les sons échevelés à la mesure champêtre. Je cultive les tremblements comme des perles. Je vis les attentes candides au bord du chavirement. Poids pesant que l’écrasante fraîcheur de mon écho, comme une assiette éclatante. Libre pensée porteuse en fragile faïence. La nappe m’offre son coin de fruits répandus. J’ouvre les doigts comme une dentelle. Le frôlement des galops m’effeuille. Profondeur attouchée, si blanche (150).

Le poème à la fois doux et puissant martèle un « je » qui s’envole dans des arabesques poétiques, tout en se raccrochant toujours à la matérialité concrète du quotidien domestique (une assiette, la nappe). On assiste à travers les mots de Meloche à l’équilibre délicat entre le rêve et la réalité, à une chute vers le haut qui réalise tout à fait le projet automatiste comme le définit Smart : « un art qui échapperait aux cadres de l’académisme et à la bourgade

plastique dénoncée dans le manifeste pour se glisser dans le domaine de la réalité vécue et

pour finalement transformer la société » (1998 : 45).

Barbeau-Lavalette écrit donc une Meloche qui se coule dans la vision, dans la visée automatiste, ou plutôt des femmes automatistes, qui expérimentent à leur manière la résistance à la tradition, le rejet des codes que leur éducation leur avait inculqués. Cet échange, ce flot entre la vie et l’art les ramènent inévitablement à un élément central de continuité qui se révèle d’une richesse insoupçonnée : le corps comme entité, site privilégié d’action (Smart, 1998). Dans le roman, Barbeau-Lavalette ancre sa grand-mère dans la symbiose des femmes automatistes tant dans la retranscription de ses poèmes que dans ses gestes et sa façon d’expérimenter le monde :

Tu es enceinte. […] Tu as envie de peindre un oiseau. Un oiseau figuratif, un vrai oiseau qu’on reconnaît quand on le voit et qui n’a d’autre prétention que celle d’être un oiseau en vol, pour tous ceux qui le regarderont. Ce que tu fais. Un oiseau rouge, aux ailes immenses et au bec élégant. Tu te sens femme. Peindre sans compas ni règle. Tu ne te rappelles pas que ce soit déjà arrivé. Ton oiseau étend son envol sur la toile entière, tu dessines un ciel jaune et tu lui souhaites bon voyage. (169)

Barbeau-Lavalette décrit Meloche en pleine possession de ses gestes, en communion avec son corps et avec l’enfant qui l’habite. L’oiseau laisse sous-entendre un sentiment de plénitude et de liberté enivrante, tant sur la toile que physiquement, mentalement. L’oiseau toutefois ne fera pas long feu : « tu trouves Marcel en train de peindre. […] [S]ous les éclats cyan et magenta, tu décèles l’aile de ton oiseau. C’est tout ce qu’il reste de son envol, momentané. Marcel te dit simplement qu’il manquait de toile, qu’on doit les compter, qu’elles sont denrées rares » (174). Ainsi, bien que son mari n’ait jamais intentionnellement tenté d’empêcher Meloche de poursuivre ses élans artistiques – selon le roman, il l’aurait même à maintes reprises encouragée à publier ses poèmes – son besoin de peindre, sa carrière d’artiste a tacitement plus d’importance, à ses yeux, que celle de Meloche. Injustice face à laquelle Meloche ne s’insurgerait pas : « Tu te dis que même caché, [l’oiseau] survivra. Tu te retires, le laisses peindre en silence. Tu ne dis rien » (174). Ce silence n’est pas sans rappeler le silence de Claudia, un silence de fuite et de résignation, un silence qui s’impose puisqu’elles ne possèdent aucun outil d’émancipation ou d’affirmation qui permettrait de faire autrement. Un silence d’autant plus douloureux pour la Meloche du roman, et choquant pour le.la lecteur.rice, puisque l’autrice martèle la valeur de l’art de Meloche, sa légitimité.

Smart souligne qu’à plusieurs reprises des femmes peintres automatistes auraient pu honorablement faire partie des expositions du groupe, mais il n’en fut rien. L’histoire officielle ignore largement ces artistes en dépit de la cohérence qui existe entre leur vie et leur art, et de la fidélité à leurs convictions dont elles ont toujours fait preuve. La résistance au mouvement, la façon différente qu’elles avaient de se jouer des codes, de la réalité et de la vision automatiste en général qui les mène à cheminer en marge du mouvement des « hommes automatistes » est peut-être une des clés de l’oubli dans lequel est sombrée Meloche, et comme elle, plusieurs autres femmes artistes. N’incarnant pas de manière exemplaire le courant artistique reconnu par la critique, elles tombent dans les zones oubliées

de l’histoire littéraire et de l’histoire de l’art. Barbeau-Lavalette illustre de façon assez frappante le manque d’égard face à l’art des femmes de l’époque, et se fait une mission de redonner à Meloche la pleine reconnaissance de son art. Barbeau-Lavalette, à travers entre autres l’exemple de l’oiseau, met de l’avant l’injustice découlant de l’oubli de l’œuvre de Meloche, en montrant la légitimité de la démarche artistique de sa grand-mère et de son appartenance au courant automatiste.

Barbeau-Lavalette dénonce aussi l’absence de la signature et des poèmes de Meloche dans le Refus global, situation qui a sans aucun doute grandement contribué à son effacement de la scène artistique québécoise. Malgré le plaidoyer de Meloche : « Tu lui dis que tu as aussi ta place dans ces pages-là » (160), le refus de Borduas à inclure les poèmes de Meloche au manuscrit, à reconnaître leur qualité la poussera à retirer son nom. Le refus de signer est à la fois une résistance à sa non-reconnaissance, mais aussi une condamnation à l’effacement. En effet, alors que ses comparses féminines qui ont accepté de signer le Refus global sont inscrites dans l’Histoire, Meloche sombre, ne possédant toujours pas la capacité, ou plutôt la structure sociale et littéraire pour se faire valoir. Arbour affirme que le retrait de sa signature la condamne au second plan dans l’histoire de l’art et de la littérature du Québec : « les femmes ne durent qu’au fait d’avoir signé le Refus global d’être reconnues comme Automatistes et, conséquemment, de passer à l’histoire» (Arbour, 1994 : 16).

Arbour et Smart s’entendent sur le fait que les femmes automatistes oubliées – celles qui n’ont pas signé le Refus global13 – sont victimes des facteurs culturels qui, à presque toutes

les époques, ont occulté leur rôle dans l’histoire. Aucune d’entre elles, cependant, ne parlera d’une quelconque ségrégation à leur égard. Arbour explique que cette absence de révolte face au manque de reconnaissance est due au fait qu’au Québec, dans les divers mouvements qui ont marqué les décennies trente, quarante et cinquante, la « question des femmes » n’existait pas pour les historiens et pour les critiques d’art, ni pour les artistes elles-mêmes, du moins pas dans les mêmes termes qui nommeront cette problématique à partir des années soixante- dix (1994). Smart nuance toutefois cette interprétation en indiquant que cela ne signifie pas

13 Madelaine Arbour et Suzanne Meloche, alors qu’elles sont invitées à signer le Refus global, refusent de le

faire. Après la parution du manifeste, Lalonde, au même titre que Meloche, n’apparaît pratiquement plus sur la scène artistique.

qu’une conscience de l’identité sexuelle n’existait pas alors, selon des conceptions propres à cette période (1998).

Toujours est-il que ni Meloche ni ses comparses féminines n’ont, aux dires de l’Histoire, demandé à ce que leur œuvre soit reconnue à sa juste valeur artistique. Pour Barbeau- Lavalette, c’est l’héritage du silence sur les plans artistique et familial/maternel qu’elle reçoit. Ce n’est toutefois pas la représentation qu’elle en fait dans le roman. Bien que pour sa grand- mère la « question des femmes » n’en était pas encore une, elle l’est pour l’autrice, qui dénonce cet oubli, ce revers de la main. Elle lui rend justice. En écrivant le silence de sa grand-mère, en remettant son œuvre en circulation, en exposant le manque d’égard pour l’art de Meloche, Barbeau-Lavalette revisite le passé en y apposant la fameuse « question des femmes » que sa position d’écrivaine métaféministe et l’apport des luttes féministes lui permettent de faire valoir. En effet, depuis la montée du féminisme moderne, l’écriture a aussi pour tâche de repenser l’Histoire et de remettre en perspective une tradition littéraire uniquement masculine, ou encore des représentations littéraires de la femme dans des textes rédigés uniquement par des hommes (Saint-Martin, 1998). Barbeau-Lavalette, écrivaine métaféministe, testatrice et narratrice toute-puissante, lègue à sa grand-mère l’indignation de l’oubli des femmes artistes dont elle a été victime.

Barbeau-Lavalette donne à voir au lectorat que même si l’œuvre de Meloche n’a pas été acclamée ou admirée dans les expositions, elle n’en a pas moins existé avant d’être effacée. Métaphoriquement, il pourrait s’agir de toutes les œuvres reléguées aux oubliettes ou jugées moins valables sous prétexte qu’elles avaient été réalisées par des femmes. Ainsi, en doublant sa position d’héritière de celle de testatrice, Barbeau-Lavalette revisite l’Histoire et donne à lire sa grand-mère créatrice, artiste dans toute sa splendeur et lègue à la postérité sa légitimité retrouvée. Elle retransmet l’histoire de façon à ce que le legs artistique de sa grand-mère soit reconnu à sa pleine valeur, lègue à l’histoire familiale et littéraire un passé revisité par son œil métaféministe.