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CHAPITRE 1 : L’HÉRITIÈRE

1.3 Manon Barbeau – survivre à l’abandon et trouver sa voie

Née en 1949 et abandonnée par ses parents à l’âge de trois ans, Manon Barbeau est élevée par ses tantes. Elle grandit au cœur des réformes sociales des années 1960 qui sont bénéfiques au statut de la femme dans la société. Aux États-Unis comme au Québec, cette décennie marque le début de la deuxième vague féministe. Celle-ci étend le débat à des enjeux intimes et domestiques, comme la sexualité, la famille, ou les droits liés à la procréation. Au Québec, Isabelle Boisclair (2004) mentionne la réforme de l’éducation née de la Commission Parent, dont le rapport a été déposé en 1963, la Commission Bird (1969-1970) chargée d’étudier spécifiquement la condition féminine au Canada et les réformes sociales portées par la Révolution tranquille comme points pivots des changements des paradigmes de la condition féminine. De plus en plus, la femme est perçue comme un sujet à part entière, et plus seulement comme un objet conjugal voué à la sauvegarde des biens patrimoniaux (maison, enfants) que l’on échange du père au mari. Les changements de société survenus sont énormes pour la femme : son existence est de moins en moins subordonnée à quelqu’un d’autre qu’à elle-même.

C’est donc dans une position sociale tout à fait différente de celle de sa mère que Barbeau entreprend des études en communications à l’Université du Québec à Montréal, avant de poursuivre une carrière de scénariste et de réalisatrice au sein de plusieurs organismes, notamment Télé-Québec et l’Office national du film du Canada. Au cours de sa carrière, elle écrit plus d’une centaine de scénarios et réalise une dizaine de documentaires, dont plusieurs sont maintes fois récompensés. Ses œuvres partent à la rencontre tant de figures légitimées comme Marcel Barbeau et Victor Lévy-Beaulieu que de marginaux anonymes dont la fréquentation l’incitera à fonder Vidéo Paradiso, un studio ouvert aux jeunes de la rue. Elle fonde la même année le Wapikoni mobile, un studio ambulant de création audiovisuelle qui s’adresse aux jeunes des Premières Nations. Cet outil de transmission de connaissance entre

contribuant à la pérennisation d’un patrimoine culturel unique au monde. Son parcours professionnel impressionnant reflète son engagement social et son désir de rencontre, de réconciliation.

Peu présente dans le roman La femme qui fuit, Manon Barbeau est toutefois un chaînon puissant qui permet à la lignée d’envisager la maternité autrement que comme un fardeau, un frein à la liberté et à la créativité. Sa situation sociale est déterminante à cet égard ; lorsqu’elle met au monde ses enfants à la fin des années 1970, bien que les dispositions sociales, matérielles et idéologiques de l’institution de la maternité maintiennent encore des préjugés face aux mères, les avancées du féminisme rendent la conciliation de la maternité et du travail plus accessible. Elle est donc la première femme – connue – de sa lignée à poursuivre une carrière, un métier de création de surcroît, en parallèle à ses responsabilités maternelles. Ce faisant, elle rompt avec le destin de sa mère, en bâtissant sa vie autour d’un succès professionnel et artistique en plus de s’investir dans l’épanouissement d’une unité familiale tissée serrée : « Nous, on est en cocon familial à la campagne. Ce que mes parents ont construit et qui ne te ressemble pas. Une famille qui se colle » (16). C’est donc la victoire de la fille sur la mère, celle d’échapper à l’aliénation et d’accomplir ce que la mère n’aura pu faire : concilier responsabilités maternelles et désir d’épanouissement personnel.

Toutefois, si Barbeau réussit à rejeter l’impossibilité d’être à la fois mère et épanouie qui affligeait le destin de sa mère, elle ne peut échapper complètement à l’héritage de sa lignée, à l’aliénation des femmes qui a contribué au déchirement de sa famille, à son abandon. C’est le poids que porte Barbeau sur ses épaules, celui de l’héritage du silence des femmes et de la tentative destructrice de sa mère d’y échapper. Barbeau-Lavalette expose cette faille irréparable causée par le départ de Meloche qui a bouleversé sa mère toute sa vie : « Ma mère, fêlée du cœur. La permanence des éclats de verre laissés sous sa peau, traces d’abandon qu’elle porte en blason. Ma mère qui ne sait pas qu’elle peut être aimée » (375). Le roman, soit lors de conversations téléphoniques rapportées entre Barbeau et sa mère ou lors de leurs rencontres, insiste sur la douleur causée par la défection de Meloche, tant pour Meloche que pour sa fille : « Ma mère raccroche. Elle en a mangé, des rejets, et ils sont tous là, coincés dans sa gorge. Elle a juste appris à ne pas s’étouffer avec » (15), « Tu raccroches et puis tu meurs un peu » (304).

Cet abandon, bien que destructeur, n’arrive toutefois pas à anéantir le désir de proximité, de tisser des liens avec les autres. Anne Courtois (2003) se penche sur la question de l’héritage des familles, plus précisément sur la manière dont une famille négocie le maintien et la perte de certains aspects de son héritage, la manière dont un « milieu humain » change, tout en restant le même au fil des générations. Elle avance que « ce qui stimule le plus les personnes à continuer à s’intéresser les unes aux autres, ce n’est pas la qualité de leur relation, c’est leur communauté de procréation et de racines » (2003 : 5). Cette théorie permet de supposer la puissance des liens qui unissent un nouveau-né à la chaîne de ses ancêtres et des membres de sa famille, même lorsque ce nouveau-né fait l’objet d’injustices flagrantes de la part de ses parents (maltraitance, abandon), et de comprendre l’importance du patrimoine. Ainsi, Barbeau conserve le désir de garder, de prendre soin des contacts avec sa lignée. Désir qui se transpose dans sa démarche professionnelle et artistique, qui s’attarde à la création de liens entre les individus et les générations. De plus, Manon Barbeau s’intéresse, avec son documentaire Les enfants du Refus global (1998), au climat social et aux raisons ayant poussé ses parents, et d’autres, à abandonner son frère et elle afin de se consacrer à leur vocation artistique. Par le biais d’entrevues, elle questionne les enfants des signataires du Refus global sur leur relation avec leurs parents, pour découvrir que la plupart se trouvaient dans une situation semblable à la sienne. Elle rencontre aussi des membres du groupe des Automatistes, dont son père, Marcel Barbeau, qu’elle sonde sur les motifs de leur décision à prioriser l’art à la famille, sur l’impact de ses choix. Elle pose des questions directes, voire crues, montre un acharnement à comprendre son héritage, son patrimoine, à tenter de connecter avec le passé. Son travail se pose dans un axe de désir de compréhension. Le documentaire s’ouvre avec ces questions : « Dans quel contexte ont vécu mes parents pour nous abandonner ? Est-ce que l’atmosphère du Refus global a pu influencer leur décision ? » (Barbeau, 1998). Bien qu’elle ne stipule pas que la démarche artistique ait des visées de réconciliation, elle déclare que malgré qu’elle ne réussisse pas à renouer avec sa mère, elle a pu se rapprocher de son père et de son frère (Barbeau, entrevue à l’émission Rendez-vous, 2015).

Le roman témoigne de ce désir des liens de Manon Barbeau. Les brèves apparitions de Barbeau la montrent toujours en rapport avec les membres de sa famille, soit sa fille, sa mère

de proximité. Le roman met aussi en scène la réunion de Barbeau et de son frère, avec qui elle essaie par la suite de garder contact. Finalement, Barbeau-Lavalette rapporte dans le roman qu’à plusieurs occasions, sa mère tente d’entrer en contact avec Meloche. Barbeau appelle sa mère, lui envoie une robe de chambre et lui rend visite sans prévenir. De plus, Barbeau-Lavalette raconte avoir trouvé dans l’appartement de Meloche des photos d’elle- même et de son frère, qu’on devine avoir été envoyées par Barbeau tout au long de leur enfance. Le roman ne dit pas si Meloche a répondu à ces mains tendues. Le fait est que Manon s’accroche, ne renonce jamais vraiment à tenter de connecter avec celle qui ne cesse de la repousser.

C’est donc l’héritage que Barbeau laisse à sa fille, un besoin de créer des liens et d’en prendre soin malgré les blessures, et la possibilité d’un épanouissement tant familial qu’artistique.