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CHAPITRE 1 : L’HÉRITIÈRE

1.1 Claudia Meloche – le silence du corps

Claudia Meloche est née en 1900, à Carleton, en Ontario5. Ni le roman ni les registres

historiques ne mentionnent d’études spécifiques. Mariée à 22 ans à Achille Meloche, professeur, il semblerait qu’elle passe sa vie à Carleton6. Mère de sept enfants, elle appartient

à cette lignée de femmes dont la vie a été confisquée. En effet, tant au Québec qu’en Ontario, le clergé exerce une forte emprise sur la société et dicte aux femmes que leur place est à la maison. Maints programmes sont d’ailleurs mis en place afin d’assurer les grossesses nombreuses. Pour le clergé, il importe peu que ce haut taux de naissances soit atteint au prix

4 Les analyses textuelles faites dans le présent chapitre reposent sur des passages tirés du roman, tout en se

permettant plusieurs références au contexte socio-historique. Cela dit, je suis bien consciente que les événements décrits dans le roman, bien qu’ils soient basés sur des faits réels et des témoignages que l’historiographie me permettra de mettre en lumière, sont aussi le fruit d’un travail romanesque de l’autrice.

de la souffrance des femmes. L’histoire officielle ne s’intéresse guère au sort des femmes et célèbre plutôt ce qu’on a nommé la « revanche des berceaux » : « Les Canadiens français assurent leur survie par un nombre de naissances remarquablement élevé » (Vaillancourt, 2013 : 26). Claudia est dépeinte dans le roman comme une femme diaphane, éreintée par les grossesses. Elle porte un silence qui témoigne de son renoncement à être entendue, à occuper l’espace de sa voix : « Elle a abdiqué sur les mots, ne les cherche même plus » (Barbeau- Lavalette, 2015 : 29)7. Le roman suggère toutefois qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Le piano

de Claudia, qui trône bien en vue dans la maison, mais qui ne résonne plus, agit comme souvenir d’un temps où Claudia « s’y install[ait] en reine » (32) et faisait jaillir « des sons ardents, qui s’emparaient de l’espace, l’émouvaient profondément » (31). Le piano « lui donnai[t] du pouvoir » (31), la faisait se sentir vivante, jusqu’à ce qu’elle n’ait « plus rien à donner » (32). Le roman dépeint donc deux Claudia; celle de l’époque du piano, où la musique lui offrait un espace où se sentir pleine et forte, en symbiose avec ses émotions, et celle où elle refuse de toucher au piano, vidée de toute vigueur et vitalité. Barbeau-Lavalette prend bien soin de préciser le moment où se fait la scission : « Claudia a eu un premier enfant et ne s’est plus jamais assise au piano » (32).

Claudia, après être devenue mère, aurait donc abandonné sa passion, sa voix. Lorsque le roman lui laisse la parole, c’est souvent pour réprimander, donner des ordres : « – Suzanne ! Envoye ! » (29), « – Mets-ça on y va » (37), « [Claudia] t’envoie aux casseroles » (65). La voix de Claudia, sa voix de mère, semble ne s’élever que pour imposer un conditionnement social, pour pousser Suzanne à se conformer au modèle féminin canadien-français traditionnel imposé par l’époque et le clergé. Le modèle est dicté par le patriarcat et façonné grâce à ce que Saint-Martin (1999) nomme l’institution de la maternité, qu’elle distingue de l’expérience de la maternité, selon l’expression d’Adrienne Rich (1976) : « [l]’expérience vécue de la maternité, réelle ou potentielle, est faussée par l’institution de la maternité, à savoir l’ensemble des dispositions sociales, matérielles et idéologiques qui font en sorte que le pouvoir de procréation, ainsi que les femmes elles-mêmes et les enfants » restent soumis au patriarcat (Saint-Martin, 1999 : 24-25). Ces dispositions varient selon le pays et l’époque et englobent entre autres le fait que les enfants portent le nom du père, la culpabilité qu’on

inspire aux mères, les lois limitant l’accès à la contraception, le refus de tenir pour productif le travail domestique, bref, tout ce qui conditionne, encore aujourd’hui, notre conception de la maternité et « empêche les mères de posséder leur pleine intégrité personnelle » (Saint- Martin, 1999 : 26). L’abandon du piano de la part de Claudia, le refus farouche d’y retoucher, l’interdiction qui plane dans la maison (« pas le droit de toucher le piano » (29)) laissent sous- entendre une colère, une honte, envers l’institution de la maternité, envers elle-même, envers ses propres enfants peut-être, à être ainsi piégée dans le statut de mère, à un point tel que sa vie d’avant, d’avant les enfants, sa vie où elle jouait encore du piano, ne devient qu’un lointain et douloureux souvenir. Le piano maintenant silencieux matérialise en quelque sorte l’impossible conciliation entre la maternité et les arts, entre la figure maternelle et une voix personnelle.

Claudia n’entrevoit aucune porte de sortie au modèle qui lui a été imposé, ne possède aucun outil d’émancipation. Tout ce qu’elle a, c’est un « sourire de fuite » (32), faible balbutiement de résistance, et une étincelle qui persiste à se battre contre la misère. La misère qui, tout au long du roman est associée à la saleté, à la campagne, aux familles nombreuses : « Claudia sait qu’elle doit faire six autres enfants pour avoir accès aux 200 acres de terres que promet le gouvernement. Claudia pense que de la terre, elle en a jusque sous les ongles et qu’elle n’en veut pas plus » (47). La terre est ici une condamnation, contre laquelle elle devra échanger son corps déjà épuisé, réduisant Claudia au statut de marchandise. La terre la replace devant son aliénation, devant la charge inhumaine de souffrance que demande le gouvernement, devant la principale utilité sociale reconnue aux femmes : procréer.