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Chapitre III : L’écriture comme seul retour possible?

3.2 L’intermédialité pour modeler le réel

3.2.3 Le surnaturel au quotidien

Dans le cas du retour imaginaire de Vieux Os, le quotidien contient des touches de fantastique qui créent un décalage avec le réel du narrateur. Ainsi, les références diverses au surnaturel, courantes dans les descriptions du pays retrouvé, s’apparentent aussi aux univers qui se déploient dans les peintures haïtiennes primitives et qui laissent voir « un monde où le surréel côtoie le réel et s’y mêle, un monde où les loas tendent la main aux hommes sans les détourner de leurs préoccupations premières, où les tombeaux s’ouvrent la nuit pour laisser sortir un cadavre encore enveloppé de son suaire »104.

Les arrêts sur image dans l’extrait qui suit exposent l’envahissement graduel de l’espace physique de Vieux Os et donc, elles viennent aussi s’ancrer dans l’espace narratif du pays rêvé pour ne laisser aucune issue au lecteur :

Cette chaleur finira par m’avoir. Mon corps a vécu trop longtemps dans le froid du nord. La descente vers le sud, cette plongée aux enfers. Les feux de l’enfer. Je suis en sueur sous ce manguier. L’odeur d’une mangue trop mûre qui vient d’exploser près de ma chaise m’étourdit presque. Quelques feuilles jaunes achèvent de se décomposer dans la cuvette d’eau au pied de l’oranger. Une eau visqueuse. Au loin : le chien mort couvert de mouches noires de la tête aux pieds. Ce bruit incessant des mouches bourdonnant. Le jeu de lumière fait paraître les mouches tantôt noires, tantôt bleues. (PSC, 36)

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La chaleur du sud agit d’abord sur le corps, pour ensuite s’immiscer dans l’esprit de Vieux Os qui remarque son effet sur ce qui l’entoure. Le lecteur suit cette « plongée aux enfers » à travers le regard du narrateur-personnage qui se met en scène au milieu d’un environnement hostile en action constante. Les sens sont sollicités par la « mangue trop mûre » qui explose, les feuilles jaunes qui se décomposent, l’eau visqueuse et le bourdonnement des mouches. Les détails qui ressortent de la scène deviennent inquiétants et accentuent par l’accumulation le caractère macabre du lieu. En plus des morts qui se promènent au grand jour, le pays semble être à l’agonie et il met à l’épreuve les habitants qui luttent pour leur survie. Pourtant, il s’agit de détails du quotidien retenus par l’œil étranger du narrateur revenu depuis peu. Ses sens sont donc mis à l’épreuve d’une autre façon que pour les habitants qui ont l’habitude de vivre au milieu de ce décor et de ces odeurs. Dans l’exemple qui suit, Vieux Os part encore une fois du particulier pour étendre sa réflexion sur le pays réel : « Ce qui frappe d’abord, c’est cette odeur. La ville pue » (PSC, 68). La puanteur s’associe alors à la surpopulation, puis, elle devient le symbole de la passivité individuelle. À travers cette accumulation de détails et d’ « excès de réel »105, Vieux Os, à l’instar du narrateur de L’Énigme du retour, fait état des problèmes sociaux et des difficultés du quotidien de manière personnelle et subjective.

La partie intitulée « La guerre » dans le pays réel, encore une fois comparé à l’enfer, dépeint les problèmes liés à la surpopulation :

Parmi la classe moyenne, la population a quintuplé alors que l’espace est resté le même. Un jeu féroce de chaises musicales s’est alors engagé. Et ceux qui perdaient leur place se retrouvaient ipso facto dans le panier de crabes de Martissant […] foule hurlante et en sueur de Martissant. L’enfer de Martissant, comme dit ma mère. (PSC, 41, 42)

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L’univers du narrateur reprend des images fortes pour décrire Port-au-Prince et fait s’entremêler les morts et les vivants, l’enfer et le paradis. Les contours sont malléables et les morts ne sont pas nécessairement plus malheureux que les vivants. L’un et l’autre se côtoient sans que la mort n’évoque la fin. Les croyances de la mère de Vieux Os, en plus des discours de J.-B. Romain et de Legrand Bijou, alimentent l’imaginaire du narrateur sur la mort et il reprend les histoires détaillées de sa mère qui affirme avoir vu un bizango le « corps couvert de cendres, nu, indécent, le sexe à l’air, les yeux rouges, la bouche crachant le feu, à la recherche d’une nouvelle victime dans la nuit opaque » (PSC, 46). En effet, depuis son retour, sa mère s’emploie à lui démontrer que le pays a changé et elle décrit les bizangos dans la partie « pays rêvé » comme s’ils faisaient partie de la population : « Des files de gens qui marchaient la tête baissée, tout en marmonnant dans un sabir incompréhensible des histoires épouvantables » (PSC, 50). Cette vision de l’enfer sur terre fait écho aux descriptions « surnaturelles » de certains quartiers de Port-au-Prince qui se trouvent dans les parties « pays réel ». La mère explique qu’on doit occuper les morts pour ne pas qu’ils reviennent sur terre, ce qui évoque pour Vieux Os l’image de « tous ces morts occupés à filer des aiguilles sans chas pour l’éternité » (PSC, 50). Ces préoccupations quotidiennes pour la mère ne manquent pas d’intéresser Vieux Os qui constate au fil des jours l’impact de ces croyances dans le quotidien de son peuple : « Moi qui viens de passer près de vingt ans dans le nord, j’avais presque oublié cet aspect de la nuit » (PSC, 46). Malgré qu’il banalise les histoires que lui raconte sa mère dans ce chapitre, Vieux Os se renseigne auprès de J.-B. Romain et de Legrand Bijou en plus d’aller enquêter au « pays sans chapeau » pour comprendre ce qui se trame dans son pays.

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Dans son article sur L’Énigme du retour, Antony Soron insiste sur le pouvoir du poète de déceler et de faire ressortir la beauté malgré la misère, la pauvreté et l’histoire sanglante du pays : « Tous ces signes fugaces d’une beauté en voie de disparition, la poésie parvient à les recenser et à les interpréter. En ce sens est-elle réconciliatrice. »106 En effet, le créateur et dans

ce cas le poète, s’implique dans la réalité du pays par le biais de son regard singulier et de son langage en usant de stratégies diverses pour exposer la beauté « invisible à un œil impréparé »107, mais aussi la laideur et la dureté du quotidien.