• Aucun résultat trouvé

Chapitre III : L’écriture comme seul retour possible?

3.2 L’intermédialité pour modeler le réel

3.2.1 Un regard cinématographique sur le monde

L’expérience cinématographique propose au spectateur d’entrer dans un univers finement construit selon des codes établis dans le milieu artistique. Une atmosphère travaillée se dégage des films grâce à différentes techniques, dont le cadrage, l’usage de la musique, le traitement des personnages et les non-dits, pour n’en nommer que quelques-uns. Plusieurs films contemporains s’attardent aussi à montrer l’envers du décor et à exposer la construction des scènes, de la même façon que la métafiction désamorce l’effet de réel et expose les rouages de l’écriture. Ainsi, la littérature et le cinéma ont beaucoup en commun et les nombreuses adaptations cinématographiques de romans viennent confirmer le rapport complémentaire entre les deux formes artistiques.98

De nombreux procédés cinématographiques sont repérables dans les romans à l’étude, par exemple, l’arrêt sur image et le gros-plan, utilisés par les narrateurs pour partir du particulier et atteindre une réflexion plus générale. Dans l’extrait qui suit, par exemple, Vieux Os effectue une pause dans le récit pour observer un lézard qui s’est posé sur lui :

Quelque chose s’agrippe à ma chemise. Je deviens livide. Mon cœur sort presque de ma bouche. Je n’ose même pas regarder ce que c’est. Là, sur ma chemise : un lézard vert. […] L’impression aiguë que tout a été coordonné de façon que j’arrive à temps pour voir ce lézard. Le but secret de mon voyage. (PSC, 60, 61)

Une tension ressort de cette scène et l’hyperbole est employée pour décrire le moment de façon théâtrale et mettre l’accent sur le fait que Vieux Os n’a plus l’habitude de voir des lézards. De plus, lors des promenades de Vieux Os, celui-ci reproduit certaines scènes vues et

98 Il est à noter que des adaptations cinématographiques ont été tirées des romans suivants de Dany Laferrière :

Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985), Vers le sud (2006) et Le goût des jeunes filles (2004) version revue par l’auteur. Laferrière a également réalisé et écrit le scénario du film Comment conquérir l’Amérique en une nuit (2004) et il fut le sujet du documentaire La dérive douce d’un enfant de Petit-Goâve (2010).

89

il décrit comment il représenterait ce moment en traduisant l’émotion ressentie sur le moment : « Je compare cela à une véritable scène de tauromachie. La voiture serait le taureau fonçant sur la foule. La foule, le toréador. Certaines fois, il arrive que les cornes du taureau s’enfoncent dans le ventre du toréador. Le sang. Les hurlements » (PSC, 59). De cette façon, il se place dans une posture de metteur en scène et il extrapole les scènes du quotidien en utilisant la ville et la foule comme des personnages. Le pays réel se transforme alors en noyau fertile pour l’imaginaire de Vieux Os et le traitement du quotidien devient plus sensationnaliste que sa représentation du « pays sans chapeau », ce qui ajoute au brouillage des frontières entre le réel et le rêvé. Dans l’extrait qui suit, Vieux Os présente un lieu comme s’il filmait et faisait la narration à un spectateur de ce qu’il voit : « Voici Carrefour. Ça fait longtemps que je n’ai pas vu Carrefour. C’est sale, ça pue, c’est bruyant, mal construit, pollué » (PSC, 218). Aucun filtre n’est employé et la simplicité de la description donne une impression de réalisme à la manière d’un documentaire filmé avec une caméra à l’épaule.

Dans le chapitre intitulé « Ghetto en guerre dans la chambre » (ÉDR, 99), le narrateur se questionne sur le rapport de la nouvelle génération à la violence alors qu’il commente un documentaire en observant la réaction de Dany, son neveu: « Nous sommes assis sur le lit défait / à regarder un documentaire sur des gangs violents / qui s’affrontent dans le bas de la ville. […] Mon neveu est à l’âge où la mort / est encore une chose esthétique » (ÉDR, 99). Le traitement du réel par le documentaire rejoint la réflexion sur le filtre qu’offre chacun des médias pour représenter une vision subjective du monde. Le narrateur met en parallèle la violence esthétisée et banalisée dans le documentaire avec la violence réelle des rues de la ville où les tueurs cherchent à devenir des vedettes : « Dans la bobine il y a du sang, du sexe et des larmes. / Tout ce que demande le spectateur. / Générique » (ÉDR, 102).

90

De plus, le narrateur de L’Énigme du retour emploie parfois des techniques cinématographiques pour diriger le regard du lecteur, comme s’il regardait la scène avec lui : « Zoom sur cette jeune fille riant sur le trottoir d’en face avec un cellulaire vissé à l’oreille. Une voiture s’arrête près d’elle. […] Rires des marchandes de fruits qui ont assisté à la scène […] » (ÉDR, 84), ou encore : « Observons la scène de près. / Gros plan sur le visage du moustachu » (ÉDR, 80). Cette inclusion du lecteur dans le balayage visuel du lieu donne l’illusion de choisir ce qu’il observe et de découvrir l’environnement aux côtés du narrateur. Par ailleurs, plusieurs scènes de la vie quotidienne sont décrites de manière à capter l’attention du lecteur, comme dans l’extrait de Pays sans chapeau qui suit : « Le jeu devient de plus en plus brutal. Les rires, plus rauques. Quelques corps à corps. L’un d’eux est attrapé par le collet. Le bruit d’une chemise qui se déchire. Le jeu s’arrête instantanément. Tout est comme suspendu » (PSC, 54). La description détaillée de la scène donne l’impression d’y assister et le narrateur crée un moment de suspense avec une montée dramatique : « Je saute promptement sur le gazon. Et l’ambulance passe, me frôlant, dans un grand bruit de ferraille et de sirène » (PSC, 89). Le héros se représente comme dans un film d’action où chaque mouvement est calculé et où le moindre faux pas peut être fatal. La ville s’anime et joue un rôle dans le récit, au même titre que la foule qui y vit. Malgré la présence physique du narrateur dans le pays, la réalité est filtrée pour la mise en fiction.

Au début de L’Énigme du retour, le narrateur plante le décor comme pour une scène de film dans le restaurant : « Je m’arrête en chemin pour déjeuner. / Des œufs au bacon, du pain grillé et un café brûlant. / M’assois près de la fenêtre. / Piquant soleil qui me réchauffe la joue droite. / Coup d’œil distrait sur le journal » (ÉDR, 13). La description simple mais efficace permet au lecteur d’entrer dans l’univers du roman sans détour. Les éléments dépeints sont

91

choisis méthodiquement pour atteindre l’imaginaire du lecteur avec efficacité, comme dans un film où le décor permet de comprendre l’atmosphère et le lieu sans d’autres précisions. Les phrases courtes s’apparentent à des indications de metteur en scène. Cet emprunt à la scénarisation est d’ailleurs au centre de la version revue en 2004 du roman Le goût des jeunes filles99. En effet, deux médiums s’entrecroisent dans ce livre à la forme éclatée, utilisant à la fois une narration conventionnelle, des extraits du journal d’un personnage et le scénario d’un film imaginé par le « je » narrant pour raconter une partie de son adolescence à Port-au-Prince. Le lecteur a donc accès à la matière brute du scénario avec les directives scéniques et le découpage des scènes, en plus de suivre l’évolution narrative. Ainsi, certaines traces d’une écriture scénaristique allant à l’essentiel et déjà pratiquée par Laferrière sont repérables dans L’Énigme du retour.