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Chapitre II : Une approche intertextuelle pour écrire le retour

2.2 Dante et Homère dans Pays sans chapeau

2.2.1 Les scribes « de la matière divine »

Dante crée un univers multiforme où se côtoient des personnages tirés de la culture universelle et ces rencontres produisent des « court-circuit surprenants entre monde classique ancien, monde biblique, monde quotidien, monde imaginaire »55. À sa manière, le roman de Laferrière fait de même en faisant s’entremêler le réel et le rêvé, l’imaginaire vaudouesque et le quotidien, les vivants et les morts. De son côté, Dante se fait « le scribe de la matière divine »56, rôle qui lui permet de « parler au nom de l’humanité, et aussi du Ciel »57. En effet, les premières lignes de La Divine Comédie dévoilent au lecteur un personnage fragile, qui doit découvrir la voie du salut grâce à Virgile et à son amour perdu, Béatrice. Puis, Dante évolue dans son entreprise et malgré qu’il ait besoin d’assistance, sa démarche se clarifie alors qu’il se rapproche de la lumière de Dieu. En parallèle, Vieux Os est mandaté d’écrire sur le pays des esprits du vaudou et des morts, mais les frontières se brouillent entre le pays retrouvé où les morts circulent parmi les vivants et le pays des morts, où il rencontre les divinités vaudous.

55 Jacqueline Risset dans la préface de La Divine Comédie de Dante, Paris, éd. Flammarion, 2010, p. IV.

56 Catherine Guimbard, « La Divine Comédie de Dante Alighieri : une relecture biographique à des fins

eschatologiques », Perspectives médiévales [En ligne], 33 | 2009, mis en ligne le 25 septembre 2012, consulté le 03 mai 2016, adresse URL : http://peme.revues.org/2693 ; DOI : 10.4000/peme.2693.

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Les trois sphères bien délimités chez Dante, soit l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, s’entremêlent dans l’univers de Vieux Os.

Le lien intertextuel est clairement établi vers la fin du roman par la phrase suivante : « Ce n’est décidément pas l’enfer de Dante » (PSC, 256). Ce constat, en plus de la description de l’Enfer de Dante qui suit l’extrait ci-haut, convoque et commente un classique littéraire intemporel, mais les liens entre les deux textes s’étendent sur l’ensemble de l’œuvre sans nécessairement que l’allusion ne soit aussi claire que dans l’extrait précédent. Plusieurs indices rappelant l’univers de Dante et repris dans un contexte haïtien sont parsemés dans le texte. Dans l’extrait qui suit, la mère de Vieux Os tente de le mettre en garde contre les zombis et l’allusion au satin bleu n’est pas anodine, puisque cette couleur est omniprésente dans la religion catholique :

Une ombre passe lentement sur le visage de ma mère. Je vois sa main se refermer vivement sur le morceau de tissu qu’elle n’arrêtait pas de triturer. Du satin bleu. Bleu de Marie.

– L’armée de zombis, finit-elle par murmurer. Ils sont des dizaines de milliers. Les prêtres vaudous ont ratissé le pays du nord au sud, de l’est à l’ouest. Ils ont ratissé tous les cimetières du pays. Ils ont réveillé tous les morts qui dormaient du sommeil du juste. (PSC, 49)

Le retour de Dante vers les vivants se fait dans le but de relater l’expérience de celui qui a vu et de guider les vivants vers le droit chemin. La déception de Vieux Os par rapport à son propre pèlerinage chez les esprits du vaudou et les morts est principalement causée par les attentes qu’il avait, générées par sa lecture de Dante. La comparaison n’est possible que grâce à cette expérience de lecture. Il fera d’ailleurs des commentaires sur La Divine Comédie pour comparer son travail sur les dieux vaudous et sur son chemin parcouru.

En plus de sa lecture de Dante, ses attentes sont basées sur la description de sa grand- mère par rapport au « pays sans chapeau ». Les récits de sa mère alimentent aussi sa curiosité

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liée à la relation entre les morts et les vivants dans son pays natal. Ces récits représentent la pensée populaire haïtienne et cette perception du monde a autant de valeur pour Vieux Os que celle de Dante. Dans les deux cas, il s’agit d’une construction fictive pour décrire l’au-delà et Vieux Os n’effectue pas de hiérarchisation des discours. Alors qu’il observe les gens de Port- au-Prince, le protagoniste fait le commentaire suivant au sujet de ce qu’il voit : « C’est ainsi que Da me décrivait les gens qui vivaient dans l’au-delà, au pays sans chapeau, exactement comme ceux que je croise en ce moment » (PSC, 69). Ce constat le mène à se poser la question suivante : « L’au-delà. Est-ce ici ou là-bas? Ici n’est-il pas déjà là-bas? C’est cette enquête que je mène » (PSC, 69). Le narrateur laisse déjà deviner cette question à travers la forme du récit qu’il raconte et en créant un univers fictif où il est possible de faire cohabiter les vivants et les morts sans distinction. Les défunts prennent donc une place essentielle dans le récit, de la même manière qu’ils restent auprès de leurs êtres chers même après leur décès, comme en témoigne l’extrait suivant :

Un recensement en Haïti, tu parles… Les gens disent n’importe quoi. « Combien d’enfants avez-vous, madame? » « Seize. » « Où sont-ils? » « Tous les neuf sont à l’école. » « Et les autres? » « Quels autres? » « Les autres sept enfants. » « Mais, monsieur, ils sont morts. » « Madame, on ne compte pas les morts. » « Et pourquoi? Ce sont mes enfants. Pour moi, ils sont vivants à jamais. » (PSC, 94)

Dante est aussi appelé à se souvenir des morts qu’il croise sur son chemin. Au chant XXXIII du Purgatoire, Béatrice demande à Dante de noter ce qu’il voit et entend : « Toi, note; et comme je dis ces mots, rapporte-les tels quels aux autres vivants dont la vie est une course à la mort »58. Elle se fait guide à travers les lieux, mais elle souligne surtout les éléments importants pour qu’il s’en souvienne et pour qu’il les inscrive dans une mémoire universelle. La mère de Vieux Os fera de même en exposant son point de vue à son fils, qui est parfois

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dépassé par les propos voilés de celle-ci. Sa réflexion pourra se poursuivre à travers le processus d’écriture.