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Chapitre II : Une approche intertextuelle pour écrire le retour

2.3 V.S Naipaul et Aimé Césaire dans L’Énigme du retour

2.3.2 Les cérémonies intimes des narrateurs

Le chapitre final de L’Énigme de l’arrivée, « La cérémonie d’adieu »72, se transforme en « cérémonie des adieux » (ÉDR, 262) chez Laferrière. Du coté de Naipaul, cette partie clôture l’autobiographie, en même temps qu’elle l’englobe, puisqu’il y décrit le lent processus l’ayant mené à l’écriture de L’Énigme de l’arrivée. Cet enchaînement d’évènements sans lien

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apparent prend un sens nouveau alors que Naipaul se remémore ces moments de sa vie. La réflexion sur le processus d’écriture et l’établissement d’une chronologie subjective, puisque faisant ressortir des moments qui apparaissent charnières, sont caractéristiques du genre autobiographique. Parmi les moments clés ayant poussé l’écrivain à l’écriture, la mort de Sati, la sœur de Naipaul, le ramène dans son pays natal après plusieurs années de voyages et de projets. Après s’être recueilli intimement sur les photos de sa sœur, Naipaul doit se rendre au rituel de sépulture avec sa famille. Une réflexion sur les générations s’ensuit, alors qu’il décrit le comportement de son neveu lors du rituel de sépulture. Ce détail lui permet de constater la métamorphose de son pays. Laferrière s’intéresse aussi aux phénomènes générationnels lorsqu’il tente de comprendre le quotidien de son neveu.

En même temps qu’il prend conscience de l’impact des évènements sur son écriture, Naipaul explique la transformation de son projet d’écriture à travers les années :

Je songeais depuis des années à un livre comme L’Énigme de l’arrivée. La fable méditerranéenne qui m’était venu un jour ou deux après ma venue dans la vallée – l’histoire du voyageur, la ville étrange, la vie écoulée – s’était modifiée au fil des années. Le côté fable et le décor à l’antique avaient été abandonnés. L’histoire était devenue plus personnelle : mon voyage, le voyage de l’écrivain, l’écrivain défini par ses découvertes dans le domaine de l’écriture, par sa façon de voir plutôt que par ses aventures, l’écrivain et l’homme se séparant au début du voyage pour se rejoindre dans une deuxième vie juste avant la fin.73

Dans l’extrait ci-haut, le rapprochement entre les ethoï discursifs de voyageur et d’écrivain se clarifie et vient confirmer ce qu’avance Simon Harel sur le lieu et l’écriture. Dans l’un des passages où Naipaul évoque la genèse de la création de L’Énigme de l’arrivée, le lien avec le tableau de Giorgio de Chirico, dont le titre a été emprunté tel quel, est clairement établi. Les observations de Naipaul sur la toile mettent de l’avant l’impact de la perception du lieu dans

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son processus créatif. Au moment de la découverte de la reproduction de la toile, l’écrivain se projette dans le décor et laisse son imaginaire s’imprégner de cette mise en scène statique de l’arrivée. Dans la partie de son ouvrage consacrée à L’Énigme de l’arrivée, Dominique Chancé fait l’observation suivante : « L’apologue, on le voit, mêle les deux arrivées, naissance au monde, puis mort, dans une même image, un retour vers un lieu identique. La vie apparaît comme une parenthèse d’errance et de bruit entre deux portes. »74 Ainsi, l’interprétation de la toile par Naipaul, toujours selon Chancé, « donne de la vie une vision tragique et excessivement statique. Dans ce schéma, nul progrès, nul héritage ne se devine. […] L’homme ne transmet rien, ne reçoit rien; la vie, pur cycle de chaos, le jette au monde puis l’escamote »75. Bien que l’histoire de L’Énigme de l’arrivée ait changé, le fond de sa réflexion devant la toile teinte l’ensemble de l’œuvre de Naipaul, comme il le conclut lui-même : « Mais c’est bien pour cela que certaines histoires ou incidents sollicitent l’imagination des écrivains ou leur font impression; c’est pour cela que les écrivains peuvent paraître poursuivis par des obsessions. »76 Pourtant, à la fin de sa réflexion sur sa pré-écriture, Naipaul s’intéresse aux générations futures face au sacré et au processus de deuil, laissant une lueur d’espoir s’infiltrer dans son récit :

Chaque génération, désormais, nous entraînerait un peu plus loin de ce sens du sacré. Mais nous l’avions refaçonné à notre usage; ainsi que le fait chaque génération, ainsi que nous l’avions vu lorsque la mort de notre sœur nous avait réunis et que nous avions éprouvé le besoin d’honorer et de nous souvenir. Cela nous obligea à réfléchir à la mort.77

La cérémonie du narrateur de L’Énigme du retour sera toute autre. À l’instar de Naipaul qui s’offre un dernier tête à tête avec sa sœur en regardant des photos de famille et en

74 Dominique Chancé, op. cit., p. 191. 75 Ibid., p. 192.

76 V.S. Naipaul, op. cit., p. 153. 77 Ibid., p. 496.

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prenant le temps de penser à sa vie sans lui à Trinidad, Laferrière décide de se rendre dans le village natal de son père pour faire son propre cheminement. Bien que les deux narrateurs assistent à la véritable cérémonie, Laferrière à New York et Naipaul à Trinidad, l’accent est mis sur leur geste personnel face à leur deuil. Le besoin de trier les photos de famille chez Naipaul lui laisse le temps de penser à ceux qu’il a laissés derrière lui en quittant son pays. Il se fait alors la réflexion suivante : « Trinidad était presque devenu pour moi un lieu imaginaire; tandis qu’elle y avait passé toute sa vie, hormis de petites vacances à l’étranger. »78 Dans L’Énigme du retour, un décalage s’opère entre le chapitre ayant pour titre « La cérémonie des adieux » et le chapitre traitant de la véritable cérémonie qui a lieu avant le retour au pays et durant laquelle le corps de son père est exposé. En effet, dans le cas de Laferrière, les adieux au père ont été faits des années plus tôt et ce, avant même la mort de celui-ci.

Ainsi, les adieux se font à un autre niveau, soit par rapport à Césaire et au neveu, à travers le legs de son exemplaire du Cahier d’un retour au pays natal puisque « [c]’est avant de partir qu’on en a besoin. / Pas au retour ». (ÉDR, 264) À la fin du chapitre, Laferrière part seul vers le lieu chargé du passé de son père. Le chemin ayant mené au pays natal, plus précisément au village de Baradères, permet au narrateur de penser à sa vie et à son père pour effectuer un deuil progressif. C’est après ce que le narrateur appelle un « cycle » de mouvement et d’errance que le personnage de voyageur peut revenir à lui-même dans ce lieu retrouvé. Son regard peut se poser aux mêmes endroits que celui du père des années plus tôt. Maintenant que le cheminement du narrateur-personnage est terminé, comme le souligne Anne Caumartin dans son article sur L’Énigme du retour, « [il] s’agit bien de reconquérir un lieu, de

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savoir l’habiter à nouveau, renouer avec l’expérience plutôt que de ressusciter la mémoire. La raison du retour n’est pas dans le passé ni même dans la douleur du périple mais dans l’avenir. Revenir pour construire »79.