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Le rapport avec les territoires allemands que nous avons voulu caractériser dans la troisième partie de ce chapitre prend ainsi des formes diverses : souhait de « suppression » d’une mémoire chez Michèle Trock, il devient parcours totalement fermé témoignant d’une véritable aliénation dans « Sous cloche de verre »; fortement influencé par des « apparitions » dans « Gabriel » et dans « Et puis une fille est arrivée », il favorise la réappropriation d’un vécu personnel ou encore devient particulièrement étrange du fait qu’un personnage « ensorcelle » les lieux, même longtemps après son départ. Les textes abordés dans cette troisième partie proposent donc, sous des formes diverses, une réflexion sur la mémoire ou sur la hantise, les personnages qui nous intéressent se faisant les chantres d’une « modernité mélancolique qui […] fait droit à une expérience de la revenance et à une éthique du deuil43 ». Quant aux écrits que nous avons évoqués dans la première et dans la seconde partie de notre travail, nous pourrions affirmer qu’ils misent sur une certaine « mémoire des lieux » : le protagoniste de « Tout est doux » ne parvient pas à se dessaisir du souvenir de tous les territoires qu’il a habités ou parcourus, nombre d’images de ces « ailleurs » le poursuivant jour après jour ; dans « Berlin », Thomas

43 Laurent Demanze, Encres orphelines : Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon, op. cit.,

erre entre la ville qu’il a connue hier et celle qui s’offre à lui aujourd’hui ; le roman de Pierre Turgeon met en scène un Christophe confronté, dans les années quatre- vingt, à des images d’un Berlin divisé, ces images se superposant toutefois presque inévitablement à des représentations de la ville à l’époque du Troisième Reich.

Le rapport aux lieux reste donc, dans la plupart des textes de notre corpus, indissociable d’un rapport au passé, un passé dans lequel les personnages paraissent « engoncés » ou qu’ils ont au contraire balayé du revers de la main; quoi qu’il en soit, il semble bel et bien qu’il y ait un rapport conflictuel avec cet « autrefois ». Dans son article paru dans Autriche-Canada / Le transfert culturel et scientifique, Catherine Mavrikakis livre divers constats sur l’œuvre de Thomas Bernhard, qui la conduisent à caractériser le rapport au passé et au deuil des Québécois en faisant notamment référence, comme nous l’avons mentionné dans l’introduction de ce chapitre, à un ouvrage de Jocelyn Létourneau. Dans le sillage de Létourneau, mais en contestant parfois certains bilans de l’historien, Mavrikakis montre comment les Québécois paraissent « englués […] dans un ‘‘devoir de mémoire’’, […] dans un temps désuet44 » ; cette « hypermnésie québécoise45 » nous empêcherait de « passer à l’avenir46 », voire de « passer au présent47 ». Réfléchissant à « la place du deuil dans la pensée globalisante48 », l’article de Mavrikakis décrit, à la suite de Létourneau, un type d’« hypermnésie » qui serait à l’origine d’un empêchement : incapables de faire

44 Catherine Mavrikakis, loc. cit., p.399. 45 Ibid., p.399.

46 Ibid., p.400. 47 Ibid., p.400. 48 Ibid., p.400.

le deuil de leur passé, les Québécois se contraindraient à ne pas s’engager véritablement dans le sens d’un « devenir mondial49 » de leur nation. C’est de cette « double » inaptitude – à passer au présent ou au futur, comme à passer à un « devenir mondial » – dont nous souhaitons prendre le pouls, au regard des textes de notre corpus. Car tout « devenir mondial » suppose bien évidemment une capacité exceptionnelle d’ouverture à autrui; il repose non pas uniquement sur le mouvement réel de sujets voyageant ou immigrant ailleurs, mais sur la capacité d’adaptation ou d’intégration de ces êtres à des sociétés « autres », comme sur leur bonne volonté de laisser derrière eux un passé douloureux, trop obsédant. Or, nos textes ne donnent pas toujours à lire une véritable « appropriation » des lieux allemands; rarement les personnages connaissent-ils un « confort » durable chez l’Autre. Comment donc interpréter, dans le cadre de ce travail qui vise à saisir les tenants et aboutissants d’une certaine perception de l’Allemagne, cette surimpression d’une mémoire ou de hantises qui traverse les textes de Daviau et de Turgeon et qui, à elle seule, reste représentative d’une impuissance à vivre dans l’« ici-maintenant » ?

Nombre des textes étudiés associent « hypertrophie mémorielle » et référence allemande. En somme, cette conjonction est tout à fait logique ; chacun connaît l’immensité du travail de mémoire entrepris par l’Allemagne, surtout à compter des années soixante, et qui s’est même traduit par l’invention d’un mot, Vergangenheitsbewältigung, lequel a été « forgé […] pour rendre compte de

la ‘‘maîtrise du passé’’50 », comme le souligne Régine Robin dans La mémoire saturée. Le touriste voyageant aujourd’hui en Allemagne ne peut que se heurter à des marques commémoratives dont nous entreprendrions en vain de dresser l’inventaire. Il n’est ainsi pas surprenant que le cheminement des personnages de Daviau et de Turgeon en Allemagne exacerbe une certaine conscience du passé. C’est moins un rapport aux espaces québécois ou à un Québec « géographique » qu’un certain « état d’âme » que la référence aux lieux allemands révèle. Les territoires allemands semblent inciter à l’expression de blessures, que celles-ci soient « vives » ou plus anciennes. Dans un chapitre51 de son ouvrage Pièces d’identité. Signets d’une décennie allemande 1989-2000, Ingo Kolboom examine comment le concept de nation s’est développé en Allemagne, en France et au Québec, affirmant que de nombreuses analogies sont possibles entre la « question allemande52 » et la « question du Québec53 », l’Allemagne et le Québec « port[ant] en eux les blessures de drames vécus dans l’histoire, celles qui les ont empêchés et les empêchent encore de devenir une nation normale54 ». Il n’est donc pas étonnant que la représentation des lieux

allemands mette au jour des meurtrissures profondes, qui bien souvent proscrivent les élans des personnages, refrénant ainsi leur adaptation à l’Allemagne « réelle » et suspendant par le fait même leur « devenir » un peu plus « mondial ». Mais qu’arrive- t-il lorsque la blessure incite à prendre les armes, creuse l’appétit de retrouver une

50 Régine Robin, La mémoire saturée, Paris, Éditions Stock, 2003, p.185.

51 Ingo Kolboom, « Le triangle Allemagne - France - Québec », Pièces d’identité. Signets d’une décennie

allemande 1989-2000, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Champ libre », 2001, p.183- 206.

52 Ibid., p.189. 53 Ibid., p.189. 54 Ibid., p.197.

certaine vigueur? La réflexion de Kolboom tisse aussi des liens entre le nationalisme allemand et le nationalisme québécois, affirmant entre autres que les deux ont longtemps reposé sur « une certaine idée d’héroïsme de peuple élu sacrifié55 ». Dans le prochain chapitre, cette notion de « sacrifice » ou cette « logique romantique » qui a présidé à la quête identitaire des Allemands et des Québécois sera envisagée, mais dans une perspective nécessairement différente, forcément moins politique. Car si les représentations littéraires d’un certain « être au monde » québécois s’arc-boutent fréquemment à d’innombrables plaies mémorielles, elles peuvent aussi converger vers un changement de perspective, vers un consentement inédit au présent.

Chapitre 3