• Aucun résultat trouvé

Après des années d’absence j’avais oublié ce qu’était le Canada et soudain, au contact d’une nature parente de la nôtre, j’entendis l’appel. Cette redécouverte passionnée de mon sol, je la dois aussi à l’Allemagne.

JEAN ÉTHIER-BLAIS

« Erpernburg ou une saison en Allemagne »

Cette citation, tirée d’un article de Jean Éthier-Blais paru dans le dossier « Allemagne » de la revue Liberté, définit une réalité devenue fréquente dans le monde contemporain et selon laquelle le voyageur, au contact de contrées spécifiques – qui souvent deviendront pour lui des lieux de prédilection – parvient à adopter, dans une sorte de geste autoréflexif, un point de vue neuf et riche sur sa patrie, sur les gens de son pays. Bien sûr, la « redécouverte passionnée » du Canada dont fait état Jean Éthier-Blais n’a sans doute pas été uniquement permise par un contact particulier avec les paysages allemands, mais plutôt par une immersion dans la culture allemande au sens large ; cependant, le fait qu’il ait parcouru l’Allemagne, qu’il se soit frotté à ses terres, confère déjà à Éthier-Blais une position d’observateur privilégié1. Car quelque chose se noue lorsqu’il y a rencontre avec l’Autre chez cet

1 À cet égard, Robert Dion (ADL, 132 et 182) précise que le contact des collaborateurs de Liberté avec

l’Allemagne « réelle » fut limité, dans la mesure où ils n’ont séjourné que brièvement dans ce pays, voire n’y ont jamais voyagé. La situation de Jean Éthier-Blais, au même titre que celle de Diane- Monique Daviau dont nous avons déjà souligné la connaissance profonde de l’Allemagne

Autre; s’émerveiller ou éprouver du dégoût face aux panoramas et tableaux qui peuplent le quotidien de l’Autre, c’est forcément voir un peu plus avec les yeux de l’Autre. Suivant cette logique, il paraît essentiel d’observer, à partir des textes de notre corpus, ce qui se cristallise dans un certain rapport aux lieux allemands. Le rendez-vous avec une Allemagne « concrète » ou « réelle » nourrit-il une véritable problématisation d’un commerce avec l’« ici », avec le « propre », avec un certain « chez soi » – comme ce fut le cas pour Jean Éthier-Blais? Pourquoi le discours sur les territoires allemands met-il si souvent à l’avant-plan une sorte d’obsession pour le passé ? Plus que le lieu « poétisé » ou « banalement » décrit, c’est la relation avec les lieux allemands – et ce qu’elle révèle d’un rapport plus vaste du sujet québécois à la mémoire et à la hantise – qui nous intéressera.

Dans quelques-uns des textes de notre corpus, la découverte des lieux allemands est favorisée par des expériences de migration et devient, par conséquent, particulièrement féconde; des protagonistes québécois « élisent » délibérément l’Allemagne comme terre d’accueil ou encore s’y retrouvent un peu par hasard. L’expérience de l’exil que connaissent ces sujets québécois se rapproche à maints égards de celle qu’ont décrite nombre d’écrivains « migrants » en relatant leur arrivée ou leur séjour au Québec. Dans L’écologie du réel, Pierre Nepveu souligne l’incapacité manifeste – et de ce fait « dramatique » – de nombreux personnages

géographique, ne saurait donc être considérée comme représentative du rapport des collaborateurs de Liberté aux territoires allemands.

migrants de choisir entre l’« ailleurs » et l’« ici », entre le passé et le présent2; le critique s’intéresse à la position à la fois inconfortable et fébrile de l’immigré. On essaiera, à partir de la réflexion de Nepveu, d’envisager la mise en texte des thèmes du décentrement et de l’exil du point de vue de l’immigrant ou du voyageur québécois en Allemagne et du lien qui l’unit aux territoires allemands; ainsi, lorsque les textes s’y prêteront, on adoptera une posture critique plutôt audacieuse, considérant l’écrivain québécois comme migrant, au même titre que les auteurs étudiés par Nepveu dans le dernier chapitre de L’écologie du réel.

Le départ pour l’Allemagne et la décision de passer quelques semaines ou quelques mois dans ce pays sont aussi motivés, dans certains textes de notre corpus, par un désir des protagonistes de se réapproprier un certain passé, de procéder au « raccommodement des lambeaux de [leur] mémoire déchirée3 ». C’est à l’inscription d’une certaine filiation généalogique dans les lieux, ou encore à la volonté de se redonner un héritage en territoire allemand que nous consacrerons la seconde partie de notre chapitre. L’ouvrage Encres orphelines nous sera utile, puisque Laurent Demanze y revisite un pan de la littérature française contemporaine en examinant comment des personnages d’héritiers « se ressaisissent d’un passé familial lacunaire, dans un souci de mémoire aux couleurs de deuil4 ». Nous verrons que cette « quête » résolument berlinoise du père cède parfois le pas à une pléthore de représentations du

2 Pierre Nepveu, op. cit., p.203.

3 Laurent Demanze, Encres orphelines : Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon, op. cit.,

p.9.

« souterrain », à une poétique du débris; un article de Richard Bégin5 nous permettra d’appréhender l’imaginaire précis des ruines qui surgit dans Le bateau d’Hitler.

Enfin, pour Daviau et Turgeon, écrire le lieu consiste aussi à proposer une réflexion sur la mémoire, le deuil et la hantise, comme si ce n’était que par ce qui l’obsède sourdement qu’un lieu méritait d’être « esthétisé » ou décrit. Le travail de Catherine Mavrikakis, qui s’est penchée, par une lecture à la fois personnelle et critique de Passer à l’avenir. Histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd’hui6, sur le rapport au passé des Québécois et sur la question d’un « devenir mondial » du Québec7, sera utile pour faire le point sur les constats

développés dans l’ensemble de ce chapitre. L’idée d’une certaine « hypermnésie québécoise8 » évoquée par Mavrikakis9 – toujours dans le prolongement de la démarche de Jocelyn Létourneau – éclairera sous un jour nouveau les écrits qui insistent sur une certaine « surimpression » de la mémoire dans des lieux allemands.

5 Richard Bégin, « "[…] d’un temps qui a déjà servi". L’imaginaire des ruines de Bruno Schulz à

Wojciech Has », « Imaginaire des ruines », Protée, vol. XXXV, n°2 (automne 2007), p.27-36.

6 Jocelyn Létourneau, Passer à l’avenir. Histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd’hui,

Montréal, Boréal, 2000, 194 p.

7 Catherine Mavrikakis, loc. cit. 8 Ibid., p.399.

9 Voir à propos de questions similaires : Catherine Mavrikakis, « "Qu’on en finisse donc…" » :

l’inscription du posthume, de la survivance et du prénatal modernes » dans Constructions de la modernité au Québec, sous la direction de Ginette Michaud et d’Élisabeth Nardout-Lafarge, Outremont, Québec, Lanctôt, 2004, p.306-318.