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La filiation allemande : Christophe comme personnage d’héritier

La question des héritages, eu égard à la référence à la langue allemande – mais également aux références allemandes de l’ensemble du Bateau d’Hitler, de quelque nature (lieux, histoire, littérature allemands) soient-elles –, est toutefois problématisée de façon complexe. Dans le roman, le personnage de Christophe tient mordicus à se réapproprier un passé spécifique qu’il se découvre à l’âge de quarante-cinq ans, lors du décès de sa grand-mère. Alors qu’il croyait être jusqu’à ce stade de son existence le fils de Perceval Perkins, qui est en fait son oncle, Christophe apprend qu’il est plutôt le rejeton d’André « von » Chénier et de Lizbeth Walle, fort probablement décédés à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Christophe se retrouve donc allemand par sa mère. Tiraillé, inquiet, « s’appréhendant comme celui à qui son passé fait défaut18 », le « légataire » présente de nombreux traits qui le rapprochent d’un archétype du sujet contemporain défini par Dominique Viart dans son bilan sur la question des filiations ; se « sent[ant] redevable d’un héritage dont il n’a pas véritablement pris la mesure et qu’il s’obstine à évaluer, à comprendre, voire à

18 Dominique Viart, « Filiations littéraires » dans Écritures contemporaines 2. États du roman contemporain,

sous la direction de Jan Baetens et de Dominique Viart, Paris et Caen, Lettres modernes Minard, coll. « La Revue des Lettres modernes », 1999, p.124.

récuser19 », Christophe quitte Montréal pour se rendre à Berlin, dans le but d’y trouver les « clés » de sa généalogie20. Si, dans son entreprise, le fils cherche à se réapproprier un legs à la fois paternel et maternel, il sera davantage question dans ce chapitre du rapport à un héritage maternel allemand, puisque c’est de la langue allemande que nous souhaitons traiter. Un premier extrait du Bateau d’Hitler braque le regard sur un Christophe poupon, qui ignore bien entendu ses origines allemandes :

Elle se pencha sur lui, qui gigotait en souriant, le cachant de sa lourde chevelure blonde, et elle lui parla en allemand. De sa bouche ouverte, l’enfant semblait téter d’elle, à défaut de lait, une sagesse amère (BH, 40).

L’idée de la transmission (de quelque chose, d’un « état ») traverse le roman de Turgeon. Mais de quelle nature est au juste la passation, si le fait de téter du lait ne prend apparemment qu’une importance secondaire ? Il semble que ce soit plutôt un état d’âme ou d’esprit que le legs allemand module. Céder une « sagesse amère » revient, pour le « maître » léguant, à offrir à son héritier quelque chose comme une mémoire triste, douloureuse, comme en témoigne l’épithète choisie, « amère ». Le substantif « sagesse », plus positif, évoque une connaissance juste de la vie, une expérience de celle-ci qui aurait permis au « maître » – au parent dans ce cas-ci – d’adopter un regard lucide, réfléchi sur sa propre existence. La langue allemande, sans prendre ici une utilité proprement « québécoise », paraît plutôt circonscrite à ce dont elle est indissociable : un certain « être au monde » allemand, « être au monde » problématique, car caractérisé par une blessure, par une attitude quelque peu acrimonieuse ou « acerbe ». On notera au passage que l’« instance qui instaure la

19 Ibid., p.122.

20 Nous commenterons au second chapitre la dimension proprement « berlinoise » de cette quête de

figure de l’Autre » (ADL, 51) est un narrateur extradiégétique. Les extraits auparavant relevés dévoilaient plutôt le point de vue de personnages. Faudrait-il ainsi croire que s’élabore dans Le bateau d’Hitler un discours plus positif sur l’Autre lorsque ce sont les personnages mêmes, les individus qui livrent leurs impressions sur les Allemands, leur langue et leur culture? Nous aurons l’occasion d’y revenir à la fin du chapitre.

Un autre bref passage examine le rapport qu’entretient l’héritier avec sa mère, maître disparu et peu connu du fils qui dans cet extrait est adulte : « Christophe avait mal à l’Allemagne, mal à sa mère, présente dans sa pensée comme un suffixe germanique. » (BH, 152.) Dans cette phrase, la filiation est mise en forme par l’expression « mal à », qui est répétée, rapprochant par là même les termes « Allemagne » et « mère ». L’« appel » de l’Allemagne qu’introduit la phrase citée est présenté sous l’angle de la maladie, d’une affliction qui a quelque chose de très « physique »; il y a bel et bien « manque », besoin criant de la lignée. Quant à la référence à la langue allemande, elle se fond dans une comparaison : « présente dans sa pensée comme un suffixe germanique ». Le « suffixe » étant évidemment ce qui vient « après », ce qui s’ajoute au radical ou à la racine, on peut poser que surgit l’idée d’une complétude de Christophe qui ne pourrait être atteinte que par une redécouverte de la part allemande de son identité, que par la réappropriation d’un certain patrimoine maternel. Dans Le bateau d’Hitler, l’attrait qu’exerce la langue

allemande paraît donc parfois indissociable d’une réelle « fascination pour les généalogies21 ».

L’analyse du rapport à la langue de Christophe tire également profit du concept d’« esthétique de la faiblesse », concept que Sherry Simon associe souvent, par ailleurs, à des récits qui mettent en scène une préoccupation réelle pour le « généalogique », le « filial ». Délaissant, contrairement à Simon, la notion de « mixité22 » – ou ne cherchant pas comme elle à dégager la prévalence d’« idiomes mixtes » dans les textes étudiés –, nous pouvons néanmoins évoquer quelques caractéristiques que Simon attribue à l’« esthétique de la faiblesse ». Il est légitime de lire Le bateau d’Hitler en fonction d’une telle esthétique, surtout parce que le rapport de Christophe au langage met au jour chez ce personnage un « état d’insuffisance intérieure profonde23 »; son rapport à la langue « porte […] les signes de la déficience24 ». La « carence » ou le « besoin » qui détermine Christophe paraît précisément se situer sur le plan des héritages, d’un héritage allemand, mais probablement aussi d’un héritage québécois. Un dernier extrait mettant en scène Christophe est tout à fait éclairant lorsqu’il s’agit d’envisager la notion de « faiblesse » dans une perspective québécoise :

Il avait espéré s’accoucher lui-même dans la lumière crue de l’être, avec les forceps de son esprit; mais il cédait au vertige du vide, inspiré par la plus grande absence d’histoire de la planète. Was ist Kebek : ein Mus oder ein Muss25? Une marmelade ou une nécessité?,

21 Dominique Viart, op. cit., p.118. 22 Sherry Simon, op. cit., p.112. 23 Ibid., p.113.

24 Ibid., p.112.

25 Notre traduction complète de la phrase en allemand : « Qu’est-ce que le Québec : une marmelade ou

une nécessité? ». Par ailleurs, on notera au passage que Turgeon choisit l’orthographe « Kebek », tandis qu’une très grande majorité de germanophones opteraient vraisemblablement pour « Quebec » ou

demandait-il en ricanant. Mon père croyait que nous étions des vaincus. Mais il n’y a pas eu de défaite, parce qu’il n’y a pas eu de bataille. Et pas de bataille, parce qu’il n’y avait pas de pays à défendre (BH, 201).

Dans cet extrait, l’allemand même est employé pour tenir un discours sur le Québec, pour questionner une certaine « essence » du Québec – ou encore l’« identité » ou la « nature » de celui-ci. On assiste à un second cas26 d’appropriation très fine, inventive et réfléchie de la langue de l’Autre. C’est en allemand que le voile est levé sur une certaine « crispation identitaire27 » proprement québécoise, crispation signifiée par

des termes ou expressions comme « vide », « absence », « vaincus », « défaite », « il n’y a pas eu », « il n’y avait pas ». La notion de « faiblesse » devient tout indiquée pour l’interprétation du passage, lequel convie à réfléchir à une certaine impasse historique québécoise pensée par le « négatif », par le « vide ».