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À présent, il importe de proposer une synthèse de ce que révèle l’ensemble de cette étude sur les diverses représentations de la langue allemande chez Turgeon et chez Daviau. Signalons d’abord que la « mise en texte » de cette langue s’accompagne le plus souvent d’un discours mettant en évidence – mais dans un premier temps seulement – un certain caractère tragique du contact avec l’allemand. Toutefois, nous avons également relevé des discours témoignant d’une fascination à l’égard de la langue allemande, ainsi que d’autres représentations de l’allemand dont nous avons noté qu’elles pourraient être situées du côté du cliché, tout en demeurant chargées d’aspects plaisants. Cependant, un tel ludisme lié aux figurations de la langue allemande reste seulement perceptible dans Le bateau d’Hitler; les nouvelles de Daviau, même si elles donnent à lire des jeux avec le langage ou une considération accrue pour les possibilités de celui-ci, n’offrent pas vraiment une représentation de l’Autre et de sa langue qui se voudrait amusante. Quoi qu’il en soit, la manière dont on met en scène l’allemand établit une sorte d’appel de l’Allemagne. C’est ainsi que la référence allemande nous paraît souvent destinée à combler un « manque ». Retenons donc cette notion de « besoin », de « fonction » de l’Allemagne, fonction qui semble prendre deux formes. Elle se situe d’abord sur un plan plus personnel, plus individuel, la langue allemande permettant aux protagonistes de connaître une sorte d’apaisement, d’acquérir un savoir sur le monde ou sur eux-mêmes (apprendre

49 Nous empruntons cette expression à Lise Gauvin. (Lise Gauvin, Langagement - L’écrivain et la

ou réapprendre à vivre), parfois de se réapproprier un certain héritage. D’un autre côté, les notes ou commentaires sur la langue allemande peuvent dans Le bateau d’Hitler permettre la discussion d’enjeux proprement québécois. La référence à la langue allemande s’avère l’occasion d’une sorte de retour sur soi, de retour à soi : surviennent alors des réflexions concernant le rapport au passé des Québécois ou à la question nationale.

On peut donc avancer que la notion d’« esthétique de la faiblesse », telle que développée par Sherry Simon dans son chapitre « La langue blessée50», peut elle aussi être comprise, selon les deux « plans » que nous avons désignés, en fonction de deux variantes : elle joue davantage sur un terrain « individuel » chez Daviau, tandis que nous l’avons liée à des problématiques « québécoises » chez Turgeon. Mais si nous avons opté pour cette esthétique de la faiblesse, c’est que la représentation de la langue allemande dans les textes de notre corpus s’y prête plus que bien : en effet, c’est en se mesurant à l’Allemagne et à sa langue qu’un certain « mal », qu’une certaine faiblesse des protagonistes parviennent à éclore ou même à être communiqués. Diverses postures d’énonciation rendent compte de ces deux formes de « faiblesse » : on a noté que l’allemand pouvait être aussi bien employé par des protagonistes québécois que par des personnages allemands. On a aussi vu que les considérations, que les constats émis sur la langue allemande provenaient de ces mêmes deux types de personnages. Il est intéressant de constater que les points de

vue québécois et allemands51 prennent souvent un aspect très semblable, insistant par exemple sur la dureté de la langue allemande.

Si les hypothèses de Sherry Simon peuvent être convoquées sans problème, les travaux de Lise Gauvin doivent être envisagés avec plus de distance critique. Bien sûr, les propositions de Gauvin dont nous nous sommes réclamée, tirées de Langagement et de La fabrique de la langue, étudient des faits et effets de langue en contexte québécois. Ses travaux cherchent aussi à définir des postures d’écrivains à l’égard de la langue, mais presque toujours en situant ces attitudes dans la problématique – vaste, complexe, politisée – de la langue au Québec. Nos visées sont nécessairement quelque peu divergentes, puisque c’est le rapport à la langue allemande qui nous intéresse au premier chef.

Néanmoins, nos textes semblent pouvoir être situés à la croisée d’un mouvement que décrit Lise Gauvin, qui suggère qu’au tournant des années quatre- vingt, s’établit dans la littérature québécoise une sorte de changement d’alignement qui voit succéder à la langue symptôme et cicatrice une langue laboratoire et transgression52. Les textes de notre corpus ne se trouvent en définitive plus du côté de la langue symptôme et cicatrice, laquelle donne à lire « une analyse […] du contexte politique53 » et une prise de « conscience de l’état de domination […] dans

51 C’est avec précaution qu’on peut parler d’un point de vue allemand sur l’idiome allemand dans Le

bateau d’Hitler. Tout le texte est évidemment signé par Pierre Turgeon, y compris le discours tenu par le personnage de Hofer sur sa propre langue.

52 Lise Gauvin, Langagement - L’écrivain et la langue au Québec, op. cit., p.211. 53 Ibid., p.210.

lequel se trouve alors la société québécoise54 ». Pour qualifier la langue symptôme et cicatrice, Gauvin se réfère aussi à des écrivains qui « perçoivent la dégradation de leur langue comme un effet de cette domination55 ». Or, le rapport avec la langue allemande dans les textes de Daviau et de Turgeon n’est jamais lié à une relation litigieuse ou douloureuse avec une langue « québécoise ». Il n’est même presque jamais question de la problématique de la langue en contexte québécois. Il semble donc que notre corpus donne plutôt à comprendre le passage du stade du « tourment de langage56 » à celui de l’« imaginaire des langues57 ». Si le « tourment » subsiste, c’est un tourment du déracinement, du décentrement, du contact avec un « étranger », mais un étranger qu’on souhaite connaître en profondeur et que l’on ne perçoit plus comme une menace pour l’intégrité de la langue ou de l’identité québécoise. On est donc bel et bien passé du côté de la langue laboratoire, puisque ce qui importe, dans nos textes, ce sont précisément les expériences dans la langue auxquelles les protagonistes peuvent se livrer, ainsi que les changements bénéfiques que le contact avec l’allemand peut leur procurer. Quant à la pratique de la langue transgression, elle pourrait être associée à la nouvelle « Colères! », qui expose comment, grâce à l’allemand, un jeune Québécois parvient à se faire entendre, en violant les règles associées à un usage respectueux de la langue. Le protagoniste, qui opte pour l’insoumission, pour l’insubordination, est aussi « victime » d’une appropriation de la langue que l’on pourrait qualifier de « transgressive », d’inhabituelle et d’invraisemblable. 54 Ibid., p.210. 55 Ibid. 56 Ibid., p.212. 57 Ibid.

Enfin, la langue allemande, sans occuper une place prépondérante dans chacun des textes étudiés, nous paraît tout de même jouer un rôle significatif dans ces œuvres. Nous ne croyons pas que les divers textes témoignent d’une méconnaissance58 à l’égard de la langue allemande – méconnaissance qui aurait pu être associée au type de germanophilie dont se sont réclamé Belleau et ses collègues –, mais il faut reconnaître que, dans le roman de Turgeon notamment, la représentation de la langue reconduit des stéréotypes59. Si les divers textes de notre corpus ne sont pour la plupart pas tributaires de cette fascination parfois aveugle à l’égard de la langue allemande qui animait la génération de Belleau, ils érigent néanmoins souvent l’allemand en langue qui suscite la curiosité, quelquefois en langue choisie60. Peut-être que

l’allemand peut surtout, dans nos textes, colmater des brèches, remplir un vide, combler chez les protagonistes des besoins dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence, mais que la langue allemande leur révèle.

58 Évidemment, les textes de Diane-Monique Daviau témoignent plutôt d’une connaissance approfondie

de l’Allemagne réelle ou géographique, de même que de la langue allemande.

59 En deux occasions, il est par ailleurs permis de questionner la valeur de l’allemand qu’intègre Turgeon

à son texte. Outre la coquille relevée à la note 25 – coquille qui n’en est peut-être pas une, on l’a dit –, une erreur surgit à la page 171. L’auteur y emploie « kanadischer » (BH, 171) à titre de nom propre, alors qu’il s’agit en fait d’un adjectif; il aurait dû opter pour Kanadier.

60 C’est le cas de Pierre dans « Comment dites-vous? » et de Christophe dans Le bateau d’Hitler, qui

Chapitre II