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CHAPITRE 3 RÉFLEXION SUR L’ÉPISTÉMOLOGIE

3.4 U N « SUJET QUI SAIT »

Je reviens sur la citation d’Irigaray en début de chapitre. La connaissance (knowledge), dit-elle, n’est plus le produit de structures épistémologique, mais inhérente dans une poétique du « sujet qui sait29 » (poetics of knowing). Cela signifie, selon moi, une manière de

comprendre qui est vivante et émergente dans l’expérience subjective, plutôt qu’une connaissance qui se dissocie du sujet ou de son contexte pour devenir un objet dans la recherche de vérités absolues. Voici ce qu’en dit Gregory Bateson:

But epistemology is always and inevitably personal. The point of the probe is always in the heart of the explorer: What is my answer to the question of the nature of knowing? I surrender to the belief that my knowing is a small part of a wider integrated knowing that knits the entire biosphere or creation.30 (Bateson, 1979, p. 88)

Ce qui m’amène à me demander : qui est ce « sujet qui sait »? En cohérence avec ma problématique, je m’intéresse au sujet féminin et non pas à un sujet « universel ». Luce Irigaray propose une éthique qui se fonde dans la différence des sexes, entre deux sujets ontologiquement incarnés dans leurs « êtres au monde ». Ceci est un revirement radical de la pensée occidentale qui associe esprit au masculin et nature au féminin. Dans un renversement de cette vision, Irigaray propose que les hommes et les femmes s’incarnent dans leurs différences et cultivent une transcendance qui relie nature et culture (1999, p. 129-130).

Il s’agit d’abandonner un chemin de connaissance autarcique, abstraite et non réellement objective, et d’interpréter la conscience occidentale, le sujet occidental, notre « être je » et notre « être nous », comme soumis à des médiations propres au sujet masculin, et donc pas réellement universel ni neutre. Se découvre alors que la nature en tant que nature humaine est deux : masculine et féminine, et qu’elle demande une double subjectivité, un double « être je » pour être cultivée.

29 C’est moi qui traduit « knowing » par « sujet qui sait ». Dans les traducteurs en ligne, on ne fait pas de

distinction entre « knowing » et « knowledge » qui sont tous deux traduits par « connaissance ». « Knowing » peut être employé en tant que sujet ou verbe et selon moi son sens se rapproche plus de « être conscient de » ou « agir en connaissance et en conscience de ». Il ne dissocie pas le savoir de qui sait et du comment on sait.

30 « Mais l’épistémologie est toujours et inévitablement personnelle. L’objectif de l’exploration est toujours

dans le coeur de l’explorateur : quelle est ma réponse à la question de la nature du savoir? Je m’abandonne à la croyance que mon savoir est une petite partie d’un savoir beaucoup plus vaste et intégré qui tisse la biosphère entière ou la création. » [Ma traduction]

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Une semblable voie du devenir de la conscience [...] unit nécessités empiriques et nécessités transcendantales. Elle lie, en effet, dans un rapport dialectique nouveau, nature et culture, faisant de la différence de nature — de genre, d’âge, de race, par exemple — une différence insurmontable par une conscience absolue. Ainsi l’objectivité d’une différence insurpassable s’opposera toujours à la domination d’une conscience. Celle-ci restera liée à la nature, à la singularité concrète, c’est-à-dire qu’elle restera incarnée, échappant à l’universalité abstraite. (Irigaray, 1999, p. 129-130)

Je retrouve chez Irigaray un point de vue qui rejoint Pickering quand il dit « Knowledge

is engaged with performance; epistemology with ontology.31» (Pickering, 2010, p. 151). En

proposant une ontologie qui se fonde dans la différence, Irigaray crée par le fait même une « dialectique » qui émerge de l’expérience subjective et singulière du corps sexué. Donc une pensée, et par extension une connaissance « incarnée » dans la chair et le geste.

3.4.1 Une éthique de la différence

Cette proposition me ramène à mon corps de femme et de l’expérience que j’en fais face à un autre différent de moi. Nous ne sommes pas ontologiquement pareils, dit-elle. Donc quand nous parlons « d’égalité », Irigaray dit : « égal à quoi? ». Cela nous ramène à une « norme » que nous essayons tous d’atteindre et qui nous désincarne. Nous devenons une idée et non pas une réalité. C’est pour cette raison qu’elle revient au corps comme point de départ et propose que nous devenions humains ensemble dans nos différences à travers un dialogue entre le féminin et le masculin (Hamley, 2016).

Un ami avec qui je parlais de ces idées me demande « pourquoi se limiter à deux genres? Que fait-on alors des personnes qui sont hermaphrodites ou androgynes? ». Il soulève un point important qui me rappelle que toute proposition théorique n’est jamais absolue et doit être comprise dans son contexte. Puisque ma problématique est celle d’une femme qui se sent coupée de son corps dans un monde nord-occidental, où le masculin a été survalorisé, au détriment du féminin, et où je me suis construit une identité qui peut être «  tout  » à part un « sujet femme », le chemin proposé par Irigaray m’offre une voie de sortie de mon

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conditionnement et du sentiment d’être désincarnée et sans possibilité de transcendance. Je me dis que pratiquer une éthique de la différence (quelle que soit cette différence) n’est pas une mauvaise idée dans un monde où l’intolérance de l’autre continue à s’imposer dans l’imaginaire collectif.

D’ailleurs, Irigaray ne prétend pas qu’il y a un masculin essentiel et un féminin essentiel dans nos constructions identitaires, mais que nos corps sont un point de départ pour ces constructions qui sont toujours en évolution. Elle dit que nous ne pouvons pas vivre fragmentés; nous avons besoin de ponts qui nous permettent d’être en lien avec d’autres êtres humains et elle croit que le genre est un de ces ponts. Le genre est quelque chose qui nous permet de nous différencier les uns des autres et en même temps d’appartenir à un horizon de possibilités d’êtres qui est plus grand que soi, ce qui permet de créer à la fois des ponts et des frontières du soi. Pour elle l’identité est constituée de frontières et n’est pas flottante dans une abstraction (Hamley, 2016).

Pour éviter d’approcher l’autre comme s’il était « le même », Irigaray propose de cultiver une « transcendance horizontale », qui remet en question les relations soumises à une verticalité hiérarchique que favorise notre culture, et nous aide à réaliser le sacré « entre nous » (Bostic, 2012, p. 4).

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