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CHAPITRE 1 PROBLÉMATISATION

1.7 R ELATION À L ’ AUTRE

J’ai l’intuition que pour apercevoir du nouveau, j’ai besoin de l’autre. Pour sortir du tombeau fermé du connu et du déjà-vu.

Être défait par un autre est une nécessité primaire, une angoisse à coup sûr, mais aussi une chance - d’être interpellé, réclamé, lié à ce qui n’est pas moi, et aussi d’être ému, d’être obligé d’agir, de m’adresser ailleurs, et de ne plus faire ainsi du « je » autonome une sorte de possession. (Butler, 2007, p. 137)

Judith Butler m’aide à prendre conscience que ma perception de la rencontre avec l’autre n’est plus ce qu’elle était il y a cinq ans. Je goûte à ce dont elle parle. Au plus profond de ma crise, dans ma perte de repères, un espace se crée, une scission où il est possible de rencontrer l’autre sans interférence de ma part. Depuis quelque temps, je me sens touchée par cet autre qui m’interpelle, me dérange et me bouge. J’ai le désir de la rencontre. Dans ce désir, j’éprouve la mesure de ma solitude et l’absence de l’autre comme un manque. Un manque que je risque toujours de remplir d’histoires connues de rejet, d’abandon, de préjugés, de craintes et de doutes. Il s’agit de rester présente à moi-même, dans le manque et dans le désir de l’autre. Dans cet espace, je découvre que, malgré mon désir, j’ai aussi peur de l’autre. Je me sens rarement à la hauteur de cette rencontre. Accueillir l’autre malgré la

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peur qu’évoque le désir implique que je me confronte à mes inaccomplis, à ma honte, à la femme vieillissante porteuse du poids de son passé.

Être dans la présence irréductible de l’autre me renvoie aux limites de ma vie de chair et d’os tout en m’ouvrant à une infinité de possibles. Pour Luis Gómez (2017e), dans la rencontre, il y a un métissage identitaire qui s’opère comme une sorte d’alchimie :

Ainsi, le contact avec l’altérité je ne le vis pas comme une rencontre, mais comme une invitation à altération, à me laisser altérer. Me découvrir métis de tous mes parcours implique bien plus que seulement de se laisser « toucher »  ou de se laisser « interpeller » par l’autre, par celui qui m’est proche. Me découvrir métis me demande l’effort de voir plus loin que le reflet de mon image, m’exige de me laisser altérer, permettant l’autre de pénétrer profondément en moi, avec toute la violence que le terme comporte, et consentir à me diluer à son contact. Non pas dans une dynamique d’auto annihilation, mais dans une dynamique habitée par le sentiment de manquement, d’incomplétude partagée. (Gómez, 2017e)

Cette perception de la rencontre m’encourage. Plus que ça, je suis séduite par la sensualité et le degré d’intimité évoqué dans cette citation. Je m’ouvre à cette proposition, tout en sachant que de me laisser pénétrer par l’autre ne peut pas survenir sans traverser mes blessures.

1.7.1 Relation à soi avec l’autre

J’entre en relation avec vous qui me lisez dans un avenir que j’anticipe au moment présent. C’est dans l’espace de l’écrit que se déploie notre relation. C’est une relation intime qui me place inévitablement dans mes enjeux relationnels, dans le doute de mes compétences de femme, de femme qui écrit, dans ma crainte d’être vue, jugée, rejetée, de ne pas être assez. Me voilà au cœur de mon ambivalence, dans mon désir de la rencontre, paralysée par ma peur. Pour pouvoir entrer en rapport avec vous, il me faut traverser ma peur. Dès l’instant où j’entre dans mon corps de femme, j’anticipe la douleur. Mes épaules se contractent dans un dernier effort de résister à la descente. Je cède. Je rencontre aussitôt ma peine. Je me sens honteuse de pleurer comme une enfant. Je tremble... Dans mon désarroi, une vieille histoire me vient à l’esprit, cherchant à justifier mon état lamentable. Je ne veux pas me raconter cette

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histoire. Je n’en veux plus. Je n’y crois plus... Je m’arrête sous l’effet de cette contraction étouffante.

Je prends conscience du seuil de l’intolérable et sur quoi il ouvre. Entre vous et moi, ce sont les mémoires, portées dans mon corps, qui posent problème.

1.7.2 L’épreuve de l’intime

C’est ma peur qui m’informe sur la justesse de la voie choisie, qui est d’entrer dans l’entre de la relation pour me laisser altérer et altérer l’autre à mon tour.

C’est ici, dans l’écart entre mon désir et mes incomplétudes, que se joue l’enjeu de ma recherche. C’est le lieu de ma souffrance, mais aussi le lieu de mon désir. C’est dans cet espace que des questions s’offrent à moi. Comment m’accueillir dans cette rencontre avec vous? Comment me sentir entière face à cet autre que je désire rencontrer? Comment me sentir digne de lui, d’elle, de vous?

Mon défi est de faire de l’écrit une manière d’explorer cette voie de désir et de peur, dans un acte qui accueille ce qui se donne à vivre.

C’est avec mes manques, mes défaillances, mes lacunes, mes impossibilités, mes impasses que je dois écrire. [...] Faiblesse et incapacité sont transformées par l’acte de création en une force très subtile, la force même de l’immanence, de la réalité ou de la vie. (Bertrand, 2000, p. 66-67)

Je sens aussi que je dois éveiller mon corps dans ma chair même afin que cette voie de désir puisse s’actualiser dans un agir relationnel vivant dans la quête d’un Soi qui s’incarne.

Je me vois dans la nécessité d’inclure dans mon processus une manière de traverser ma blessure en la mettant en scène avec d’autres, afin de vivre dans la chair une métamorphose en la symbolisant et en la remettant en culture à travers l’écrit. Suite à une série de rencontres synchroniques, je découvre le théâtre DyoNises14 qui répond à ce besoin. À travers cette

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pratique, une sorte d’alchimie saisit le sens du vivre qui se donne entre moi, mes incomplétudes, ma relation à l’autre et la culture qui m’habite et me transcende.

Je crois qu’il faut développer une présence à Soi15, en majuscule. Le Soi ainsi conçu

nous montre une présence différente, un choix éveillé. [...] Prendre conscience que tout ressenti est avant tout une manifestation de ce que nos sens nous informent de l’extérieur, cela signifie de me mettre à l’écoute de la manière dont résonne, dans l’intime de mes sensibilités, l’expérience que je fais de l’autre et du monde. Tel est le véritable sens du mot « Soi ». C’est une alternative à l’éloge du temps présent. C’est une invitation à expérimenter l’éphémère dans la perspective des instants successifs du temps qui passe, à développer une conscience de l’instantanée, sans faire d’arrêt sur l’image en respectant le mouvement infini de la vie : j’entends, touche, regarde, hume et dis mon existence. Je vis mon être en mouvance… je ne le pense pas, je le traverse. (Gómez, 2017b, p. 54-55)

Dans le jeu ritualisé du théâtre, j’entre en relation à travers mon corps et mes sens avec les autres actrices et acteurs et les gens qui nous regardent ou qui participent, mais aussi je suis habitée par les personnages, les archétypes que nous jouons. Nos improvisations à partir des grandes histoires et mythes de l’humanité m’aident à découvrir à travers le langage que j’ai appris que j’acte et que je parle la culture que j’ai intériorisée.

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