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La métrique générative sřest principalement intéressée au pentamètre ïambique anglais. Elle nřa donc quřun lointain rapport avec lřobjet qui nous occupe, lřalexandrin classique. Cependant, la théorie a une visée universelle et doit pouvoir sřappliquer aussi à dřautres vers14. De plus, quelles que

soient les critiques qui ont pu lui être adressées, elle a eu le mérite de renouveler considérablement la description du vers et de poser les premiers jalons nécessaires à la mécanisation de lřanalyse du vers. Il importe donc de mentionner ses apports.

I.3.1.

Les apports de la théorie générative

Halle et Keyser [1966 et 1971], qui sont les deux fondateurs de la métrique générative, projettent sur le vers le modèle de la phonologie et de la syntaxe génératives : il existe, selon ces auteurs, une structure métrique profonde et une structure de surface qui correspond à la séquence du vers. Lřobjet de la métrique est alors double : lřanalyse des structures métriques profondes et lřétude des règles de transformation qui permettent de passer de la structure profonde à la structure de surface, autrement dit du mètre au

14 J. Roubaud, dans un article publié dans Poétique en 1971, applique la théorie au décasyllabe des troubadours et au vers dřArte Mayor espagnol. Après avoir présenté les concepts et les apports de la théorie générative, il propose un modèle abstrait du décasyllabe épique : « un segment métrique de longueur dix contenant deux segments métriques élémentaires ayant au plus une position commune » [p. 373]. Puis il distingue seize types de figures accentuelles, selon la position des accents : lřhypothèse est que la répartition des accents est un constituant de la structure accentuelle profonde. Pour le vers dřArte Mayor, un des plus énigmatiques de la métrique espagnole, il propose aussi une structure profonde, en déduit toutes les structures de surface et les règles de passage de lřune à lřautre. Si le modèle permet de rendre compte dřune très grande partie des cas, il ne les couvre pas tous et mérite donc pour Roubaud dřêtre affiné. Beaumatin, dans un article récent [1999], réexamine les propositions de Roubaud qui avaient jusque-là été peu discutées par la critique.

vers15. La métrique générative nřa jamais prétendu rendre compte ni de la

production, ni de la réception des vers. Son ambition est essentiellement descriptive : elle cherche à donner une définition formelle du vers qui permette de marquer au mieux la frontière entre vers et non-vers et de mesurer la complexité du vers. En effet, dès leurs premiers travaux sur le poète anglais Chaucer, Halle et Keyser [1966] cherchent à élaborer un indice de complexité des vers qui augmente avec le nombre et lřintensité des violations du modèle de base.

Proposer une définition formelle du vers ne paraît pas en forte contradiction avec lřobjet habituel de la métrique. Pourtant lřirruption de la métrique générative a sérieusement modifié le champ de lřétude métrique. Halle et Keyser, dans la tradition chomskienne du « faire du passé table rase », proposent un modèle du vers ïambique qui rompt avec toute la tradition métrique. Traditionnellement, le pentamètre ïambique, dont la paternité est attribuée à Chaucer, est décrit comme une séquence de cinq pieds, chaque pied étant composé dřune syllabe non accentuée suivie dřune syllabe accentuée. Les poètes sřétant accordé de nombreuses licences par rapport à ce modèle, il a fallu constituer des listes dřexceptions autorisées. Les générativistes considèrent alors que la description est trop lâche puisquřelle ne permet plus de distinguer un pentamètre ïambique dřune ligne de prose, et ils proposent leur propre modèle constitué dřun ensemble de règles ou de principes à partir desquels on pourra dire si telle séquence est oui ou non un vers16. La première définition quřils proposent du

pentamètre ïambique est la suivante :

15 « The study of meter must be therefore composed of two separate parts, namely, the study of abstract patterns and the study of the correspondence rules which enable a given string of words to be viewed as an instance of a particular abstract pattern. » [Halle et Keyser, 1971, p. 140].

16 « Rather then look upon headless lines, lines with an inverted first foot, etc. as somehow deviant... we propose below a set of principles or rules which by their nature yield a large variety of metrical patterns, in the same way that rules of syntax yield a large variety of syntactic patterns. With respect to these rules, there will be one or two possible judgments. Either a line is metrical by virtue of conformity to the rules, or else a line is unmetrical by virtue of nonconformity to the rules. » [Halle et Keyser, 1966, p. 371-372].

Principe 1 : le pentamètre ïambique est constitué de dix positions auxquelles peuvent être attachées une ou deux positions extramétriques ;

Principe 2 : une position est normalement occupée par une syllabe, mais, sous certaines conditions, elle peut être occupée par plus dřune syllabe ou par aucune ;

Principe 3 : un accent maximal ne peut occuper que les positions paires à lřintérieur du vers, mais il nřest pas nécessaire que toutes les positions paires soient occupées par un accent maximal.

[Halle et Keyser, 1966].

Halle et Keyser abandonnent la notion de pied au profit de la syllabe et proposent le principe le plus controversé : le Stress Maximum Principle (SMP), qui dit quřun accent maximal (cřest-à-dire supérieur à lřaccent des deux syllabes adjacentes) ne peut apparaître que sur les positions paires. S (Strong) désigne les positions marquées ou accentuées du vers, W (Weak) les positions non marquées. Tel est le modèle du pentamètre ïambique que Halle et Keyser proposent au début des années 70 :

WSWSWSWSWS

et les règles de transformation sont les suivantes :

(14a) Chaque S et W de la structure métrique correspond à une seule syllabe du vers.

(14b) Lřaccent dřune syllabe correspondant à un S donné doit être plus fort que lřaccent des syllabes correspondant au W qui précède et suit le S en question.

[Halle, 1972, p. 111].

La proposition 14b est affinée pour pouvoir mesurer des degrés de complexité.

La définition du pentamètre ïambique paraît bien trop naïve aux métriciens déjà en place et bien des vers contredisent les principes proposés. Les générativistes ne cesseront dřenrichir leur définition du pentamètre, rétabliront la notion de pied, jusqu'à proposer une définition plus adéquate, mais beaucoup plus complexe, et plus proche de celle de leurs prédécesseurs. Ainsi Kiparsky [1975] met à jour un nouveau principe à la place du SMP : le Monosyllabic Word Constraint (MWC), qui nřautorise des accents en positions faibles que sřils appartiennent à des monosyllabes. En fait, le MWC impose des contraintes sur les polysyllabes : les accents des polysyllabes doivent coïncider avec les positions accentuées du mètre.

On notera que ni les uns ni les autres dans leurs modèles de description du pentamètre ïambique nřont porté une attention particulière à la question de la césure.

Pour Youmans [1986 et 1989], les principes métriques de la métrique générative doivent être interprétés comme des normes statistiques plutôt que comme des règles génératives. Cette attitude plus souple paraît nécessaire dans la mesure où jusqu'à présent, quel que soit le modèle proposé, des occurrences de vers ont à chaque fois contredit le modèle. La tâche de lřanalyse métrique est alors dřidentifier le prototype et de mesurer la distance de chaque vers à ce prototype17, ce qui est finalement assez proche

de la mesure de la complexité, lřévaluation du nombre de violations des règles. Autrement dit, la compatibilité dřun vers avec le modèle métrique est évaluée [cf. Lusson et Roubaud, 1974], et plus la compatibilité est faible, plus le vers peut être considéré comme complexe. La logique des ensembles flous serait mieux adaptée que les règles génératives axiomatiques pour décrire le pentamètre [Youmans, 1986, p. 400].

Les apports de la théorie générative au sens large sont nombreux. Nous retiendrons principalement ceux-ci :

La distinction entre le mètre (structure profonde ou abstraite) et le vers (réalisation concrète de ce mètre), dřune part, et la notion de règles de transformation qui permettent de passer du mètre au vers, dřautre part, sont particulièrement pertinentes en vue de la modélisation. Comme le soulignait Roubaud [1971, p. 368], cette distinction entre structure profonde et structure de surface pourrait avec réserve être associée à celle quřavait déjà faite Jakobson [1960, 1963, p. 229 et suivantes] entre verse design (modèle de vers) et verse instance (exemple ou occurrence de vers), cette dernière paraissant cependant plus pertinente. Complétée par les règles de transformation, cette distinction offre un cadre opérationnel pour la construction dřun outil dřanalyse systématique du vers.

La distinction entre lřaccent métrique et lřaccent linguistique, et le lien profond qui existe entre les deux méritent dřêtre retenus. Il existe des syllabes accentuables, celles qui correspondent à lřaccent primaire des mots pleins, et des syllabes qui ne le sont pas. « Une syllabe s est porteuse dřaccent métrique si elle est accentuable et si la syllabe s’ qui la

17 « I argue, therefore, that generative metrical rules such as the MWC are statistically normative principles rather than categorical constraints. Under this view, the task of metrical theorists is to establish a metrical prototype and determines degrees of deviation from this prototype rather then to define a precise boundary between metrical and unmetrical lines. » [Youmans, 1989, p. 5-6].

précède dans le vers, aussi bien que la syllabe sřř qui la suit, sont non accentuables ou bien nřappartiennent pas aux mêmes constituants syntaxiques » [Roubaud, 1971, p. 370]. Les accents métriques se déduisent des accents linguistiques, mais il nřy a pas toujours parfaite concordance entre les deux.

La notion dřindice de métricalité peut être intéressante. Elle est dangereuse, puisquřelle est fondée sur la notion dřécart par rapport à une norme, tant critiquée en stylistique, mais elle permet, dans la formulation « floue » de Youmans, de mesurer une distance par rapport à un prototype et donc dřévaluer les jeux avec le mètre.

I.3.2.

L'approche connexionniste

Lřapproche de Malcolm Hayward se distingue nettement de celle de la métrique générative, même sřil cherche à montrer la compatibilité des théories. Hayward [1991] propose un modèle connexionniste dřanalyse du vers, qui selon lui répond à trois insuffisances de la métrique générative : pas de prise en compte de lřinterprétation, ni de lřincidence dřune position sur ses voisines, et notation qui ne se prête pas au traitement quantitatif. En plus de la structure syntaxique [Halle et Keyser, 1971] et de lřaccent lexical [Kiparsky, 1977], son modèle prend aussi en compte lřinterprétation du lecteur. Ensuite, la figure métrico-rythmique du vers produite par son modèle est le résultat dřinteractions entre les différentes positions du vers. Enfin, concernant la notation, en adoptant des modalités numériques pour chaque variable, il se donne les moyens de faire des traitements quantitatifs sur des échantillons conséquents.

En quoi consiste ce modèle connexionniste ? Le vers y est représenté par une séquence dřunités qui correspondent aux syllabes métriques, par exemple dix unités pour le pentamètre anglais. Lřobjectif du modèle est de définir la probabilité dřêtre accentuée de chaque position métrique.

Les unités métriques sont connectées à cinq autres types dřunités représentant : lřintonation, lřaccent lexical, les figures prosodiques, les caractéristiques propositionnelles, et les choix dřinterprétation. Ces types dřunités peuvent être décrits comme des types de marquages tels que définis par Lusson et Roubaud [Lusson 1973 ; Roubaud 1978, 1988] (cf. infra), où les poids sont compris entre 0 et 1.

Le premier type dřunité qui représente lřintonation correspond à un marquage de saillance de certaines syllabes. Le deuxième type dřunité, accent lexical, correspond à un marquage dřaccent de mot. Le troisième, figure prosodique, correspond à un marquage de figures phonétiques : rime, allitération, assonance... Le quatrième revient à marquer les frontières de syntagmes. Enfin, le cinquième marquage correspond à des choix interprétatifs ; il offre par exemple un moyen de souligner un mot qui entre dans lřisotopie dominante du poème. Ce dernier marquage est clairement le plus subjectif de tous et correspond à un choix de lecture. Ces marquages sont faits « à la main » et sont donnés en entrée au modèle.

Par ailleurs, puisquřil sřagit dřun modèle connexionniste, et cřest bien là lřoriginalité du modèle, il y a des « connexions » entre les différentes unités. Premièrement, des connexions négatives entre les unités métriques voisines : si une position métrique voit sa probabilité dřêtre accentuée augmenter, les positions adjacentes verront leur probabilité dřêtre accentuées diminuer. Ceci tend bien entendu à ïambiciser le vers. Le modèle part de lřhypothèse que le vers est ïambique, il introduit même un biais pour accentuer les positions paires. Mais il y a aussi des connexions entre les différents types de marquages : ainsi les marquages dřinterprétation, de proposition et dřaccent lexical ont tous trois des connexions positives avec le marquage dřintonation, qui lui agit directement sur le marquage métrique. Les connexions et leurs valeurs sont définies a priori dans le modèle.

Avant dřexécuter le programme informatique, les unités métriques ont une probabilité dřêtre accentuées nulle. Une fois que les valeurs correspondant aux cinq marquages sur les dix positions sont saisies, le programme est appliqué une trentaine de fois (nombre dřitérations nécessaire pour que les valeurs se stabilisent) et lřon obtient la séquence des poids de chaque vers.

Hayward [1996a] a appliqué son modèle à 100 vers dřune dizaine de poètes (neuf anglais et un américain ; de la Renaissance à lřépoque victorienne), soit un corpus de 1 000 pentamètres ïambiques. Il recherche lřactivation moyenne (la probabilité moyenne dřêtre accentuée) de chaque position et son écart-type pour chacun des dix poètes, ce qui lui permet de montrer, par un test statistique, que chacun des dix poètes a un mode dřaccentuation particulier du vers. Ensuite, il mesure lřécart dřactivation entre les deux syllabes de chaque pied, ce qui permet de mettre en évidence une manière de faire propre à chaque poète. Plus les écarts sont élevés, plus

le vers est ïambique. Enfin il analyse lřactivation de chaque position selon les époques et montre ainsi que le vers victorien est le plus irrégulier.

Le modèle connexionniste propose une façon de combiner différents types de marquages linguistiques (lexicaux, morpho-syntaxiques et prosodiques) avec des marquages métriques (biais pour accentuer les positions paires et connexions négatives entre positions voisines) pour construire une mélodie des poids synthétique. Ce modèle combine des règles métriques à des règles linguistiques pour construire la figure du vers et propose une résolution élégante et paramétrable de la combinaison des marquages.

Lřhypothèse ïambique est introduite dřemblée dans le modèle. Quelle serait la figure du pentamètre ïambique sans cette hypothèse ?

Hayward [1996b] cherche à montrer que son modèle peut être utile pour répondre à une des grandes questions de la métrique générative : la « métricalité » du vers. Quand peut-on dire quřun vers est métrique ou bien quřil ne lřest pas ? Il reprend des vers classiques longuement analysés dans la tradition générative, quřil analyse avec son modèle. Si la séquence des probabilités dřaccent produite peut être utilisée pour dire le vers, sans engendrer la violation de règles linguistiques, alors elle peut être considérée comme métrique, sinon elle est non métrique.

Reprenons le premier exemple cité par Hayward [1996b], repris de [Halle et Keyser, 1971] :

Ode to the West Wind, by Percy Bysshe Shelley

Comme Per occupe une position faible alors quřil porte lřaccent lexical, ce « vers » nřest pas métrique pour Halle et Keyser. Le modèle connexionniste conduit à un résultat cohérent avec la théorie générative, puisquřil produit une mélodie impossible à dire car elle contredit les règles de lřaccent en anglais : en effet, elle donne un poids accentuel plus fort à -cy quřà Per- alors que lřaccent lexical est porté par la première syllabe.

Ode (0,9) to (0,6) the (0,1) West (0,9) Wind (0,8), by (0,6) Per- (0,4) cy (0,7) Bysshe (0) Shel- (0,9) ley

Le modèle connexionniste est cohérent avec le modèle génératif et, de plus, il permet de transformer en syllabe accentuée toute syllabe entourée de deux syllabes non accentuées. Mais la séquence des poids nřest-elle pas trop tributaire des marquages donnés en entrée au modèle ?

Lřintroduction de lřinterprétation comme marquage ne nous paraît pas être lřapport le plus important de Hayward, car ce marquage est trop soumis à la subjectivité du lecteur. Nous retiendrons de lřapproche connexionniste le choix dřun système de description mathématique des positions par un ensemble de marquages (ce qui est déjà fait depuis les années 70 au Centre de Poétique Comparée) mais surtout la combinaison et lřinteraction des marquages entre eux qui permet de construire une figure rythmique du vers globale qui intègre toutes les dimensions.

I.4.

A

PPLICATION DE LA THEORIE DU RYTHME