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B) Mineurs, migration et conséquences

3) Une structure familiale mise à mal

Le phénomène migratoire important qui se donne à voir entre les Comores et Mayotte tend ainsi à reconfigurer la structure familiale, au travers de processus de recomposition des rôles parentaux ; ces derniers tendent ainsi à s’incarner en d’autres figures traditionnelles, lorsque les parents ne sont plus présents sur le territoire. En effet, le nombre d'expulsions ne fléchissant pas, l'isolement des mineurs tend à s’accentuer dans la durée ; de ce fait, ils semblent mettre en œuvre des stratégies affectives afin de pallier au manque de leurs parents.

Premièrement, il faut savoir que cette séparation des familles du fait de la migration n'est pas nouvelle ; c’est pourquoi l'innovation actuelle consiste à prendre en compte une perspective transnationale dans les recherches sur les migrations. Cette dimension considère que les migrants, en tant qu'acteurs sociaux, construisent et nourrissent des liens entre leurs deux univers : celui qu'ils ont quitté et celui qu'ils ont rejoint (Ambrosini, 2008). En témoigne l'existence de « familles transnationales », dans la mesure où ses membres sont disséminés de chaque côté d'une frontière, éclatés territorialement mais continuant à entretenir des liens.

Malgré la proximité géographique et historique de l'archipel comorien avec Mayotte, la frontière administrative et politique qui existe entre les deux rives permet d'appréhender le phénomène migratoire aussi en termes de migrations internationales. Cette analyse est pertinente et intéressante à interroger pour le cas des Comoriens qui migrent à Mayotte,

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dans le sens où l'on peut observer l'existence de ce type de familles d'un nouveau genre, reformulées à l'aune des politiques migratoires.

Les liens affectifs qui tentent d'être conservés en dépit de la frontière permettent ainsi à certains parents de conserver leurs responsabilités et leur autorité envers leurs enfants ; c'est le cas pour certains mineurs confiés à un membre de la famille à Mayotte qui garde contact avec les Comores. Toutefois, ce contact peine souvent à être maintenu, du fait notamment de l'imprévu qui attend les mineurs à Mayotte ; l'autorité parentale est donc souvent mise à mal, les difficultés de communication entrant en considération pour les familles les plus modestes33. Beaucoup d’enfants n’ont que de lointaines et épisodiques nouvelles de leurs parents ; d'autant plus que l'absence d'interactions quotidiennes peut altérer durablement les relations. Les liens familiaux transnationaux peuvent ainsi être souvent mis à mal.

Dans une autre mesure, on observe des cas de mineurs dont les parents les ont envoyés à Mayotte ou ont été séparés d’eux suite à une expulsion, qui souffrent d’un certain délaissement parental. En effet, certains parents de mineurs nés ou laissés à Mayotte tendent à s'en désintéresser une fois l'enfant pris en charge par le relais familial, associatif ou institutionnel. Il s’agit là de situations extrêmes où l'enfant doit user de nouvelles stratégies d'adaptation, sans nouvelles et sans liens avec ses parents et dans un milieu auquel il n'est pas encore familiarisé. Cette perte de proximité physique combinée à une absence de contact téléphonique est bien difficile à supporter, redimensionnant de fait le cadre de la parenté.

Par conséquent, du fait d'un contexte migratoire singulier, les mineurs isolés doivent investir de nouvelles relations affectives avec les personnes qui les prennent en charge en l'absence de leurs parents, aussi appelés les caretaker (Ambrosini, 2008). Je parle ici des membres de la famille proche ou élargie qui se mobilisent (ou ont été mobilisés par les parents) afin d’accueillir et de s’occuper des mineurs isolés.

Ces membres de la parentèle sont généralement des tantes, des cousines ou des grands- mères : très majoritairement une figure féminine de la famille. Une tendance qui prend ses racines dans la norme traditionnelle qui veut que les femmes occupent un rôle prédominant dans la structure familiale et dans la société en général ; elles sont le pilier et l'épicentre, empreintes d’autorité et de dignité respectable, les « bwénis » sont le support et le cadre de la société mahoraise matrilinéaire. En outre, au sein de l’archipel comorien en général, il faut savoir que les rôles parentaux ne sont traditionnellement pas exclusifs, pouvant se reporter ou se démultiplier sur plusieurs figures adultes qui ne possèdent pas pour autant l'autorité parentale.

C’est pourquoi les mineurs investissent relativement aisément ces nouvelles relations affectives et hiérarchiques ; pour eux, l'unique figure d'autorité est désormais la personne

33 Si avoir un téléphone coûte déjà assez cher, il est d’autant plus difficile de se payer du crédit pour appeler,

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accueillante, qui joue le rôle du parent selon les circonstances. Pour ces derniers il s’agit dès lors d’assumer les responsabilités éducatives qui découlent de ce statut, en subvenant aux besoins du mineur ainsi qu’en lui permettant l’exercice de ses droits (scolarisation, respect de l’intérêt supérieur, protection etc..). Or, ces caretaker ont généralement d'autres enfants à charge et sont parfois méconnus des mineurs. Un facteur qui peut venir compliquer et complexifier les relations, imposant un temps nécessaire d'adaptation mutuelle

Par ailleurs, il est intéressant de remarquer, à la lumière des observations que j’ai pu mener, que les aîné-e-s tendent également à devoir assumer ce rôle de caretaker lorsque personne n’est en mesure de prendre en charge la fratrie ; les mineurs dont les parents se sont fait expulser (souvent la mère), sont morts et/ou ne sont pas sur le territoire pour s'occuper d'eux, ont en effet tendance à reporter leur amour et leur dévotion sur leurs grands frères et grandes sœurs. En l'absence de toute figure parentale, ce sont ces derniers qui endossent le statut de parent responsable et qui assument les charges afférentes. Bien que certains soient mineurs, ils ont ce poids sur les épaules les conduisant à assumer les mêmes responsabilités et devoirs envers la fratrie que des adultes.

Or, la condition même de mineur ou de jeune majeur rend de fait l'exercice de leurs obligations familiales plus difficile ; si toute la fratrie compte sur eux, les aîné-e-s se heurtent aux difficultés économiques et sociales de Mayotte et ne parviennent qu'à survivre péniblement. Il arrive que leur volonté ne suffise pas et que les plus jeunes, les plus heurtés par les carences, fassent l'objet d'une Information Préoccupante à destination de l’Aide Sociale à l’Enfance afin de préconiser un placement en famille d'accueil.

Ce fut le cas d'une fratrie que j'ai rencontré dans le cadre d'un suivi par l’ASE, composée de six enfants âgés de 8 à 21 ans ; les trois aînés, nés à Anjouan, prenaient en charge les trois cadets, nés à Mayotte, suite au décès de leur mère. Cette dernière s'était faite expulser quelques années plus tôt avec les deux plus jeunes, alors âgés de 3 ans ; à sa mort, ils furent (r)envoyés à Mayotte par leur famille et furent pris en charge par leur frère aîné, qui s'occupait déjà des trois autres cadets. Une situation délicate, source de carences alimentaires importantes. Les plus jeunes souffraient de dénutrition, tous affichant une apparence dangereusement amaigrie. Aux vues de ces conditions de vie, le placement des trois plus jeunes fut opéré.

Ainsi, dans un milieu où les liens affectifs et traditionnels sont remis en question, le quotidien de ces familles est fait d'ajustements et d'adaptations (Ambrosini, 2008). C’est pourquoi il est intéressant de retenir l’analyse du sociologue des migrations Maurizio Ambrosini (2008) qui lie relations familiales avec processus migratoires34 dans une optique

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Il est également à noter que peu de travaux ethnographiques portent sur les transformations et recompositions des familles en lien avec les politiques migratoires (Mazzocchetti, 2011).

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d’entrelacement des deux notions ; car en effet, dans le contexte de Mayotte, les liens familiaux tendent à se recomposer et à se restructurer autours de nouvelles figures, qui assument ce rôle pour un temps indéterminé.

Ambrosini établit en outre une corrélation pertinente entre immigration et assistance à la personne, dans le sens où le phénomène migratoire entraîne des mécanismes d'aide et de soutien aux individus, ici les mineurs, qui en ont besoin. Le départ des parents engendre ainsi une dynamique de solidarité dans la prise en charge de ces enfants qui se retrouvent seuls ; les conséquences de la lutte contre l’immigration semblent engendrer et même activer des mécanismes d’entraide traditionnels, s’illustrant en une prise en charge familiale contenante.