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I.1 L’eau et le polyamorphisme

I.1.6 Stratégies et observations expérimentales

L’apparente inaccessibilité du LLCP constitue depuis près de trente ans un défi. De nom-breuses méthodes ont été élaborées pour mettre en évidence sa présence dans le no man’s land et on en relate quelques-unes ici. Un fait expérimental nouveau amène naturellement l’élabo-ration d’une théorie qui cherche à l’expliquer tout en l’incluant dans un cadre déjà éprouvé. La nouvelle théorie doit se montrer cohérente avec ce qui la précède, descriptive vis à vis des faits et si possible prédictive quant à ce qu’on peut espérer observer si l’on pousse les expé-riences plus avant. L’hypothèse du LLCP a donc généré bien des expéexpé-riences cherchant à s’en approcher et les observations qui ont été faites ont à leur tour permis d’affiner les modèles élaborés pour décrire l’eau liquide dans toute sa complexité. Bien que le LLCP soit supposé-ment inobservable, nombre d’argusupposé-ments thermodynamiques, de simulations numériques et d’observations expérimentales [47] tendent à soutenir son existence et celle d’une séparation liquide-liquide, virtuelle certes mais cohérente avec les faits et apportant une explication aux comportements exotiques des propriétés de l’eau liquide surfondue.

Parmi les pistes révélant l’existence d’un LLCP, on peut tenter de trouver la ligne de Widom qui en émane et qui prolonge l’hypothétique LLT. Si cette ligne se prolonge jusqu’à pression ambiante, certaines quantités thermodynamiques peuvent alors montrer un maximum à sa traversée. Hestand [44] recense et discute diverses expériences [70] [97] et simulations dont les résultats tendent à montrer que la ligne de Widom existe bel et bien.

Pour approcher cette ligne, il faut s’enfoncer le plus possible dans le domaine du liquide surfondu, voire repousser les limites de ce dernier en espérant lever le voile sur l’existence de phénomènes « cachés » derrière la barrière de nucléation. Pour étudier l’eau dans des condi-tions extrêmes tout en se prévenant de la cristallisation précoce il est commun d’ajouter un soluté en faible concentration et/ou de travailler avec de faibles volumes afin de minimiser la probabilité de nucléation. Woutersen et al. [95] ont utilisé le trifluoroacetate d’hydrazine (N2H5TFA) en solution aqueuse et mit en évidence une transition de phase entre deux phases liquides distinctes. Woutersen et al. affirment en outre que le réseau de liaisons hydrogènes au sein de la solution est similaire à celui que l’on observerait pour de l’eau pure sous pression. Les similarités de structures entre la solution et l’eau pure sous pression confortent l’hypothèse de l’existence d’une transition liquide-liquide qui pourrait être observée si la cristallisation ne

survenait pas si rapidement.

Un autre solvant a été utilisé à plusieurs reprises afin de sonder les mystères que recèle l’eau : le glycérol (propane-1,2,3-triol, formule brute : C3H8O3), dont les solutions aqueuses sont abondamment utilisées en cryobiologie [61] et font l’objet d’études sur leur comportement dynamique [73] [42] et structural [43] [93]. Le glycérol est miscible avec l’eau en toutes propor-tions du fait de la présence de groupes hydroxyle (−OH) permettant la formation de liaisons

hydrogène. Il est aussi capable de former un solide amorphe et sa température de transition vitreuse est de 193 K. Sa tendance à surfondre est également remarquable ; il peut facilement être maintenu sous sa température de fusion de 291 K. Les caractéristiques physiques de ces deux liquides moléculaires sont indiquées dans le tableau I.2.

TABLEAUI.2 – Quelques caractéristiques physique de l’eau et du glycérol

Propriété Eau Glycérol

Formule semi-développée H2O CH2OH−CHOH−CH2OH Masse molaire 18.015 g· mol−1 92.094 g· mol−1

Température de fusion 273.15 K 291.4 K Température de transition vitreuse 136 K 193 K

Diamètre moléculaire 0.343 nm 0.6 nm

Comme cela a été évoqué, l’effet de l’ajout de glycérol dans l’eau est d’en abaisser le point de fusion, tant que la concentration n’est pas trop élevée. On voit sur la figure I.7 que cette tendance prend fin pour le titre massique wmin = 66.7%. Dans le domaine des basses concen-trations (w < wmin), on voit que le point de nucléation homogène est également abaissé à des températures inférieures. De plus, la température de transition vitreuse détermine la frontière du domaine où la solution atteint un état vitreux : désordonné mais considéré comme solide. Le diagramme représenté en figure I.7 met donc en évidence différentes phases désordonnés. La seule phase stable se trouve au-dessus de la ligne des points de fusion (Tf). Les autres phases sont métastables par nature. En outre, sous le domaine de la nucléation homogène se trouve un « no man’s land » analogue à celui que l’on peut trouver dans le diagramme de phase (T, p) de l’eau (figure I.6, entre TX et TH). Ses limites dans le cas eau-glycérol ne sont cependant pas aussi bien définies que dans le cas de l’eau et rien n’indique qu’il soit contigu à celui de la forme vitreuse. La température de cristallisation7 du système binaire eau-glycérol semble difficile à définir à basse concentration (w < 55%) à cause de diverses anomalies associées à des réorien-tations moléculaires et des cristallisations suivies de dissolution [50]. Aucun point de ce type n’est donc représenté en figure I.7.

On note ΔTm l’abaissement du point de fusion par rapport à l’eau pure et ΔTh l’abaisse-ment du point de nucléation homogène par rapport à l’eau pure. L’écart ΔTh par rapport au point de nucléation homogène de l’eau croît avec w plus vite que l’écart au point de fusion ΔTm. Si on trace (voir figure I.8) ΔThen fonction de ΔTm on constate que la relation entre ces deux grandeurs est linéaire pour des concentrations en glycérol inférieures à 40%. Le paramètre d’ajustement linéaire λ représente ce qu’on peut appeler le pouvoir surfondant du glycérol. Il s’agit de sa capacité à étendre la gamme de température de l’état surfondu lorsque la

concen-7. La cristallation est entendue au sens où l’on part d’un système vitreux qui subit une transition pour former un solide cristallin. On se trouve alors dans le « no man’s land » des états désordonnés (figure I.7)

I.1. L’EAU ET LE POLYAMORPHISME 29

FIGUREI.7 – Diagramme de phases désordonnées du système binaire eau-glycérol. L’acronyme « R. & K. » désigne la combinaison des références [76] [52]. Les autres valeurs proviennent de [56] et [49]

.

tration augmente. À titre de comparaison, les sels (NaCl, CaCl2, etc.) ont λ 1.6, tandis que les

sucres (glucose, fructose, maltose, etc.) ont λ 2.5. Le glycérol est dans une catégorie

intermé-diaire avec d’autres polyols à courte chaîne carbonée [52] pour lesquels λ 2.

FIGUREI.8 – Pouvoir surfondant du glycérol

Ces considérations mènent à une précision quant à la figure I.7 où les points de nucléation homogène pour 40% < w < 66% sont extrapolés afin de déterminer de manière plus com-plète l’étendue du « no man’s land ». Ils sont estimés à partir des valeurs de ΔTm, accessibles grâce aux données de Lane [56], et du pouvoir surfondant λ = 1.91. Le lecteur est donc invité à prendre ce diagramme de phase comme un simple schéma des phases pouvant être obser-vées pour les mélanges eau-glycérol, les limites de ces dernières pouvant se montrer sujettes à discussion ou bien encore non mesurées.

Suzuki et al. [89] recourent à des solutions diluées qu’ils vitrifient avant de les soumettre à des cycles de compression-décompression pour différentes températures et différentes concen-trations. Des sauts brusques dans la valeur du volume spécifique surviennent selon que la pression est augmentée ou abaissée, montrant des variations faibles (environ 5%) mais obser-vables. Ces sauts de volume spécifique ne se produisent qu’à faible concentration et deviennent de plus en plus ténus à mesure que la concentration augmente jusqu’à disparaître au-delà d’une concentration d’environ 35% (en masse) de glycérol (voir figure I.9). Une analyse de structure (par spectroscopie Raman) des échantillons montrent que la transition s’apparente de nouveau fortement à celle observée pour les formes LDA et HDA de l’eau pure. Les auteurs mettent toutefois en garde quant au fait qu’ils n’ont pu conclure si l’échantillon le moins dense était bel et bien liquide et non pas solide. Dans un travail ultérieur [90], Suzuki et al. utilisent de nouveau des solutions diluées de glycérol vitrifiées afin d’examiner l’influence du polyamor-phisme sur les vibrations moléculaires du glycérol. Cette influence est effectivement vérifiée par les auteurs, la réponse spectroscopique du glycérol variant selon la présence la densité du solvant qualifié de « quasi-liquide »8et dont la structure locale est rapprochée des formes HDA et LDA de glace.

FIGUREI.9 – Cycles de compression (en rouge) et décompression (en bleu) d’émulsions eau-glycérol pour différentes fractions massiques (mf ) en eau-glycérol. Adapté de [89].

Terminant cette introduction sur les solutions aqueuses de glycérol, on donne dans le ta-bleau I.3 une liste de conversions pratiques de la concentration massique vers la concentration molaire. La première grandeur est utilisée régulièrement par ceux qui réalisent des mesures expérimentales pour des raisons pratiques. La seconde est appréciée des gens faisant des simu-lations car elle représente directement la proportion de molécules impliquées.

I.2 La relation de Stokes-Einstein