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LA BIODIVERSITE AMAZONIENNE

3.3. Cadre théorique et posture scientifique pour la gestion de l’environnement

3.3.2.1.5. Les stratégies

Définition

Pour définir une stratégie, nous pouvons reprendre l’expression de Karpik (1972) de « logique

d’action » dans les choix de l’affectation spatiotemporelle des moyens et modalités d’action.

Les stratégies se traduisent donc en objectifs qui vont se manifester en actions. Une stratégie est préparée par un ou plusieurs acteurs à partir d’une perception de la situation, qu’ils analysent plus ou moins, mais qu’ils veulent changer en fonction de buts qu’ils vont formuler plus ou moins explicitement en objectifs. Pour réaliser ces objectifs ils vont réunir des moyens humains, techniques, financiers qui leur permettent d’accéder à des ressources.

Des pratiques aux stratégies

La difficulté majeure pour comprendre le fonctionnement d’une exploitation est de mettre en évidence le projet de l’exploitant, sa stratégie. « Ni son projet, ni ses objectifs, ni ses règles de

décision, ni l’information dont il dispose pour décider ne sont aisés à saisir pour un observateur extérieur » (Landais et Gilibert, 1991). « C’est un argument de poids en faveur de l’étude des pratiques, qui sont, quant à elles, directement observables » (Landais et

Deffontaines, 1988). Cette observation prend toute sa dimension pour les exploitants forestiers, qui ont souvent des objectifs non avouables. Pour Girard (1995), il ne s’agit pas de rendre compte du processus de décision mais de rendre intelligible la cohérence dans laquelle s’inscrit un ensemble de décisions. Cette position justifie le fait de se focaliser sur les pratiques plutôt que sur les décisions. L’intérêt se porte donc sur la partie apparente du processus de décision, celle qui est directement accessible à l’observateur extérieur. De l’ordre de l’action, elles sont les manières concrètes d’agir des agriculteurs face aux défis auxquels ils sont confrontés ou qu’ils s’assignent (Milleville, 1987). Elles constituent donc des « stratégies en actes » (Yung et al., 1992). De ce fait, les pratiques s’opposent aux techniques qui sont de l’ordre de la connaissance (Deffontaines et Petit, 1985) et indépendantes de l’opérateur qui les met en oeuvre. A une technique peuvent donc correspondre plusieurs pratiques. « Toute action ne peut être qualifiée de pratique car il n’y a

pratique que s’il y a activité volontaire, vouloir-faire du décideur-acteur » (Landais et

Deffontaines, 1991). La mise en oeuvre d’une pratique résulte « d’un processus structuré de

décision, d’appropriation et d’adaptation de l’énoncé de départ (...) » (Landais et

Deffontaines, 1988). Les pratiques rendent compte systématiquement des décisions prises pour gérer l’incertain au sein d’un environnement complexe (biologique, économique, sociologique,…) (Darré et al., 1993). Leur observation permet de comprendre comment les exploitants agricoles prennent leurs décisions, à partir de quelles informations, pour quelles raisons, et pour viser quels objectifs (Hubert, 1991). Nous allons donc reconstituer les stratégies des acteurs à partir de leurs objectifs, actions et pratiques. Les pratiques et changements de pratiques constituent des points de repère permettant de reconstituer les stratégies, il s’agit de « remonter des pratiques observées aux motivations qui les

sous-tendent » (Landais et Deffontaines, 1988).

Dans le cadre de notre recherche, nous nous sommes intéressés aux pratiques qui touchent à la structuration des systèmes de production et aux pratiques de gestion des ressources forestières

(Tableau 3.3-1). Elles regroupent les actions de l’agriculteur pour transformer la forêt (pour implanter des cultures), la conserver (conservation d’une réserve forestière, pratiques de reboisement) ou l’exploiter (coupe de bois, récolte de fruits, pratique de la chasse). A chacun de ces thèmes principaux correspond un ensemble de pratiques. Par exemple, la transformation de la forêt regroupe le choix d’une parcelle à déboiser, le déboisement en lui-même puis la mise en culture de cette parcelle. Nous supposons qu’à chacune de ces pratiques, correspondent plusieurs manières de faire (modalités) selon les objectifs, la situation, l’expérience des agriculteurs. A partir de l’analyse des combinaisons des pratiques et de leurs modalités, il est possible de faire émerger les logiques - les stratégies - des colons pour gérer les ressources forestières et foncières.

Tableau 3.3-1 : Thèmes principaux abordés au cours de l’étude

Faun e sauvage Fruits Bois Utilisatio n des ressources fo restières

Plan tation d ’arbres

Con servatio n d’arbres h ors forêt Con servatio n de la réserv e fo restière Conservation d e l’écosystème fo restier

O rg an isation de la p ro priété Mise en Culture

Cou pe & Mise à feu Transformation d e l’éco système forestier

P ra tiques Thèmes principaux

Faun e sauvage Fruits Bois Utilisatio n des ressources fo restières

Plan tation d ’arbres

Con servatio n d’arbres h ors forêt Con servatio n de la réserv e fo restière Conservation d e l’écosystème fo restier

O rg an isation de la p ro priété Mise en Culture

Cou pe & Mise à feu Transformation d e l’éco système forestier

P ra tiques Thèmes principaux

Source : Bonaudo

3.3.2.2 MODÉLISATION DE LA GESTION ENVIRONNEMENTALE EFFECTIVE DE LAGRICULTURE FAMILIALE

La modélisation multi-agents part du principe que la complexité peut émerger au travers d’interactions multiples d’éléments simples. De ce fait, elle se focalise sur les représentations des interactions d’entités simples entre elles et/ou avec leur environnement. Dans les SMA, les individus sont donc différents les uns des autres et non interchangeables (Le Page et al., 2004). L’autre originalité des modèles SMA est la spatialisation des agents et de leurs actions permettant de prendre en compte les effets de voisinages. Toutes ces caractéristiques des

modèles SMA les distinguent fortement des outils mathématiques traditionnels. « Les

systèmes multi-agents (SMA) sont basés sur des descriptions en termes d’objets et d’agents informatiques et de relations plutôt que par des variables et des équations. La modélisation multi-agents ne repose pas uniquement sur la disponibilité de données, mais elle implique d’identifier les comportements de base des acteurs, leurs stratégies, leurs relations et leurs activités au cours du temps. Les SMA offrent donc la possibilité d’illustrer et de comprendre l’articulation entre des comportements individuels et le comportement global du système

étudié. En ce sens les SMA ont une approche constructiviste90

» , Bommel (2004). La possibilité de représenter différents acteurs, différentes actions sur l’environnement et la réponse de l’environnement font des SMA un outil adapté à l’étude des dynamiques socio-économiques et écologiques (Bousquet et al., 1999).

Nous n’avons pas modélisé le système de gestion dans son ensemble ; en effet, les acteurs et les interactions (directes et indirectes) auraient été trop importants et complexes à modéliser. Il nous a semblé plus important de centrer sur les petits agriculteurs et leurs actions directes sur l’environnement, qui engendrent la majorité des déforestations à Uruará. Les modifications du contexte socio-économique influençant les stratégies paysannes d’utilisation des sols sont réalisées de l’extérieur par l’utilisateur du modèle (comme les subventions ou les variations des prix). En fait, l’utilisateur prend le rôle du politique et peut changer les paramètres du contexte général.

La réflexion porte sur les stratégies d’utilisation des terres (proportion de cultures annuelles, pérennes, de pâturage, de forêt) et l’évolution des systèmes de production (évolution des structures de production, des rentes, etc.) Toutes les observations peuvent être faites au niveau global (paysage, ensemble des familles) et local (parcelle, famille). La part la plus importante du travail de modélisation a consisté à hiérarchiser et condenser l’information disponible. Comme tout travail de modélisation, il a fallu identifier les éléments clés, les simplifier et les caricaturer par endroit pour obtenir la structure la plus simple possible sans pour autant dénaturer notre objet d’étude. Aussi, dans un souci de concision du modèle proposé et de fiabilité des résultats de simulations, les agents que nous modélisons sont volontairement stylisés et simples. Il faut être conscient qu’il est non seulement impossible mais aussi inutile de modéliser toute la complexité du réel. Plus un modèle est compliqué plus les biais sont

9 0

Contrairement aux approches analy tiques (élément par élément) utilisées en économie néo-classique ou holistiques (comportement global du sy stème) utilisées en macroéconomie ou modèles statistiques. (Le page et

nombreux et plus les simulations sont incontrôlables et les résultats non explicables (Bommel, 2004 ; Bonaudo et al., 2005c).

Les SMA permettent donc de modéliser des systèmes complexes, c’est-à-dire dans notre cas un ensemble de petits agriculteurs en interaction entre eux et avec leur environnement qui a une dynamique propre. Le modèle intègre plusieurs échelles, aussi bien en ce qui concerne les agents (individu, famille, groupe de familles, population totale), qu’en ce qui concerne l’espace (parcelles, lots, propriétés et vicinales). Nous nous sommes focalisés sur les comportements individuels des agents qui agissent, sur un espace limité, en fonction d’un certain nombre d’informations et de contraintes (quantité de main-d’œuvre familiale, prix de vente des productions, disponibilité en terres et bénéfice prévisionnel). « Un agent a un

comportement collectif, conséquence de ses perspectives, représentations et interactions avec l’environnement et d’autres agents » Ferber (1995). Nous analysons les dynamiques globales

émergentes de l’ensemble des actions individuelles (comme la déforestation, les changements d’utilisation des sols, la concentration foncière, les trajectoires d’évolution des systèmes de production, l’exclusion du système d’un certain nombre d’agents, etc.).

Il n’existe pas de théorie générale de la validation des modèles. Selon Popper (1985), il n’existe pas de preuve absolue d’une théorie, mais uniquement des réfutations de conjectures mauvaises : « la validation demeure un vœu pieux » (Popper, 1985). En appliquant cette posture scientifique dans le domaine de la modélisation, nous considérons que les modèles peuvent seulement être réfutés ou corroborés. « Le terme de validation qui véhicule la notion

d’absolu n’est donc pas satisfaisant. Nous le remplaçons par corroboration ou vérification. De la même manière, nous rejetons également l’idée de prédiction et lui opposons une démarche prospective », Bommel (2004). Ces corroborations sont faites par comparaisons

entre les données obtenues par simulation et les changements globaux effectivement observés. Les remises en question, les réfutions sont des sources fondamentales d’acquisition de connaissances. La modélisation doit permettre un processus d’apprentissage et être un processus itératif entre conception, évaluation virtuelle et retour à la réalité. Le processus de modélisation n’est autre qu’un objet intermédiaire qui facilite nos réflexions collectives et interdisciplinaires pour parvenir à d’avantage de connaissance (Vinck, 1999).

« Il est donc essentiel que les modèles informatiques répondent à des normes de qualité favorisant leur lisibilité, leur contrôle et leur fiabilité, c'est-à-dire une traduction fidèle des

concepts et des résultats de simulation sans biais. Dans ce souci, le modèle a été entièrement formalisé en UML (Unified Modelling Language ; OMG, 2003), tant pour représenter sa structure que pour décrire son fonctionnement. UML est un langage de représentation des modèles, basé sur des notations graphiques simples et compréhensibles par des non scientifiques. C’est un outil de dialogue qui devient progressivement la référence en terme de modèles-objets. Cette méthodologie, toujours préconisée mais rarement appliquée dans les faits, a facilité le travail de condensation et formalisation de la connaissance. Cela permet d’identifier clairement les hypothèses du modèle mais aussi les points de litige et les données manquantes », Bommel (2004).

Une fois analysées et corroborées ces dynamiques globales virtuelles avec les dynamiques réelles, nous testons le changement de quelques règles de fonctionnement général91 sur le comportement individuel et les rétroactions que cela peut entraîner sur les dynamiques globales du système. Cette démarche normative et prospective nous permet de discuter des évolutions possibles du système en faisant varier le contexte et les règles du jeu. En plus du scénario de base représentant de manière stylisée le fonctionnement actuel du front pionnier, nous avons construit deux grands scénarios, le premier forçant les colons à limiter leurs déforestations à 20% ou 50% de leur propriété et le second simulant la mise en place de subventions pour la protection de la forêt. Nous analyserons les conséquences de ces changements à la fois sur le paysage, mais aussi sur les trajectoires d’exploitation et les rentes familiales. Les analyses seront faites par comparaison avec le scénario de base. A terme, ce modèle a aussi pour but d’obtenir des représentations partagées des dynamiques pionnières.

Le modèle a été implémenté sur la plate-forme CORMAS (Common Pool Ressources and

Multi Agent Systems), dédiée aux simulations SMA, notamment dans le domaine de la gestion

des ressources naturelles (Bousquet et al., 1998 ; Müller, 2004). CORMAS a été développé par l’équipe Cirad-Green et est disponible gratuitement sur le site http://cormas.cirad.fr.