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La stratégie de mise en œuvre de la nouvelle décentralisation : la progressivité 58

2.   Contexte institutionnel de la décentralisation burkinabè 38

2.2. Fondements, stratégie et principe de la nouvelle décentralisation 51

2.2.2 La stratégie de mise en œuvre de la nouvelle décentralisation : la progressivité 58

L’article 5 du CGCT dispose, sans autre précision, que « la mise en œuvre de la

décentralisation se fait selon la règle de la progressivité (…) ». En dépit de cette imprécision

du législateur, le présent paragraphe se propose d’analyser cette stratégie de la progressivité compte tenu de son importance pour la compréhension des développements ultérieurs.

Il faut noter, a priori, que la règle de la progressivité est suggérée par la théorie comme étant une des meilleures stratégies de mise en œuvre de la décentralisation. Dans cette perspective, pour Dafflon et Madiès (2008 :25) citant Weingast (2006) « le processus de décentralisation

doit être conçu comme un processus expérimental qui devrait être mis en œuvre par étapes et non pas de façon uniforme et en même temps sur l’ensemble du territoire ». L’idée de base de

cette suggestion théorique est que l’on devrait sélectionner en premier lieu, idéalement suivant un processus ascendant de choix, les collectivités territoriales dans lesquelles les freins aux changements sont les moins forts de telle sorte à enclencher un processus de « type bandwagon » grâce à un effet de démonstration ou de comparaison sur les autres collectivités. Mais, une des limites de cette proposition soulevée par ces deux auteurs, qu’il convient de mentionner, est qu’elle ne dit pas « qui décide quoi et comment ? ». Autrement dit, si le

gouvernement central sélectionne les collectivités pour l’expérimentation, les compétences devront-elles être dévolues ou déléguées auxdites collectivités locales ?

A défaut d’une précision de la loi, la compréhension de la progressivité dans le contexte burkinabè a été déclinée dans le document du Cadre Stratégique de Mise en Œuvre de la Décentralisation (CSMOD) adopté en mars 2007 (décret 2007-095 du 1er mars 2007) par le gouvernement central. Selon ce document, la règle de la progressivité signifie que le transfert des compétences aux collectivités locales « s’opère graduellement en fonction du niveau

d’appropriation des collectivités locales et des capacités de mise en œuvre par l’Etat (central) ». La notion d’appropriation est entendue sous deux angles : l’appropriation sociale

qui « consiste à faire en sorte que les populations et les organisations de la société civile

s’impliquent avec responsabilité citoyenne dans la gestion des affaires locales » et l’appropriation politique qui « (…) porte sur le rôle éminent que les partis politiques sont

appelés à jouer pour le respect strict des règles du jeu démocratique et pour amener les populations à participer de façon consciente au jeu politique ». En revanche, pour ce qui

concerne les « capacités de mise en œuvre par l’État (central) », aucune autre précision particulière n’a été apportée. Telle qu’exposée, on peut convenir que la nécessité d’une appropriation sociale du processus de décentralisation comme une des conditions d’attribution des compétences au niveau local n’est pas dénuée de tout fondement. En effet, ainsi que l’ont relevé Champagne et Ouédraogo (2008 : 9), le processus de décentralisation en tant que changement de paradigme de gouvernance, peut poser, comme tout changement sociopolitique, des problèmes d’appropriation qui peuvent se manifester, soit sous la forme de résistances au processus, soit tout simplement sous la forme d’attitudes d’indifférence de la part de certains acteurs impliqués. Or, la décentralisation suppose une participation active de tous les acteurs. Du reste, l’existence de ces résistances et/ou de cette indifférence des acteurs locaux vis-à-vis du processus de décentralisation semble être confirmée empiriquement si l’on s’en tient à ce qui ressort d’une enquête réalisée courant août 2008 et dont les résultats ont été rapportés par les deux auteurs ci-dessus cités. En effet, « les populations ne se sentent pas

concernées » par la décentralisation qu’elles considèrent « comme un phénomène venu de Ouagadougou28 (qu’) elles regardent souvent avec des appréhensions » (Champagne et

Ouédraogo, 2008 :10). Sous un autre angle, les mêmes enquêtés considèrent la décentralisation comme un moyen conçu par l’Etat central pour « se débarrasser d’elles » et dont le but principal serait « de les ponctionner à travers l’instauration des taxes

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communales ». Au regard de ce qui précède et tout en interprétant ces résultats avec toute la

prudence29 qui sied, on peut noter qu’il ya un malentendu autour de la reforme lié sans doute à un manque d’appropriation de la part des populations locales. Pour autant, l’argument tiré de « l’analphabétisme » en français et de « l’illettrisme » desdites populations, bien que recevable30, ne suffit pas à lui tout seul pour expliquer cette indifférence vis-à-vis du processus comme tentent de le suggérer les auteurs de l’enquête. Le problème pourrait résider également dans le fait que la reforme décentralisatrice en cours procède, depuis un certain temps, d’un processus descendant de choix (la théorie suggère un processus ascendant de choix) fortement élitiste31 impulsé depuis le centre. De ce fait, les objectifs du centre sont davantage privilégiés aux dépens des préférences des populations locales qui peuvent, entre autres, résister par l’indifférence.

Pour ce qui concerne l’appropriation politique, elle est d’une pertinence quelque peu douteuse en tant que justification de la règle de la progressivité. En effet, les termes dans lesquels cette appropriation se décline ne concernent pas que la seule reforme décentralisatrice, mais posent bien plutôt un problème relatif au contexte général du jeu politique et démocratique à l’échelle nationale. Dans cette perspective, poser comme fondement de la progressivité « le

respect strict des règles du jeu démocratique » par les partis politiques et la sensibilisation des

populations locales par ces derniers en vue d’une participation « consciente » au jeu politique, masque en réalité « une stratégie de contrôle du rythme de la décentralisation » par l’Etat central ainsi que l’ont soulignés Champagne et Ouédraogo (2008 :9). Du reste, le fait que ledit Etat central évoque, en outre, la question de ses propres « capacités de mise en œuvre » de la décentralisation pour justifier la progressivité s’inscrit dans cette même volonté de contrôler étroitement le rythme de la reforme. En effet, autant il serait logique d’évoquer les capacités administratives et/ou techniques d’implémentation de la décentralisation par les collectivités locales pour justifier la stratégie de la progressivité, autant il est très peu pertinent d’évoquer les « capacités de mise en œuvre » du gouvernement central pour justifier ladite stratégie étant

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Cette prudence s’impose d’autant plus que les auteurs qui ont évoqué ces résultats n’ont pas indiqué les éléments techniques permettant de s’assurer de la représentativité de l’échantillon des enquêtés. En outre, il faut signaler que cette enquête a été conduite par l’Etat central à travers la direction des études et prévision du ministère en charge des collectivités. Quant on sait que certaines administrations centrales ou locales de cet Etat n’ont jamais manquées « d’alibi pour freiner la dynamique de la décentralisation » (Champagne et Ouédraogo, 2008 :9), il n’est donc pas illégitime d’être prudent vis-à-vis des résultats d’une telle enquête qui peuvent ne pas être neutres.

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Voir au chapitre 1 l’évocation du problème du véhicule linguistique en tant que limite aux fondements, suivant la perspective du fédéralisme financier, de la décentralisation.

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Une des manifestations de ce modèle élitiste réside dans cette excessive production de normes légales en matière de décentralisation. Par exemple, le CGCT n’a pas moins d’une cinquantaine de textes d’application (décrets, arrêtés, instructions administratives etc.) dont certains ne sont pas encore disponibles à ce jour.

donné qu’il ne revient pas, en principe, à ce dernier d’implémenter les compétences transférées. S’il s’était agit de la déconcentration cela aurait été compréhensible.

En somme, la règle de la progressivité se justifie tant qu’elle est fondée sur la nécessité de faire de la décentralisation un processus expérimental. Aussi, la mise en place sur la base des lois de décentralisation de 1993 des 33 premières communes de « plein exercice » que l’on a appelées « communes laboratoires » s’était-elle inscrite dans un tel schéma d’expérimentation. En effet, selon RA Sawadogo (2001 :220) « l’objectif était de s’appuyer

sur du concret pour donner l’occasion à chacun des acteurs de jouer son rôle et de permettre au gouvernement de tirer leçon pour mieux asseoir une décentralisation globale de l’Etat ».

En d’autres termes, il s’était agit d’une progressivité guidée par une volonté d’expérimentation suivant une approche « learning by doing » dont les résultats, après cinq années de fonctionnement desdites communes, ont été jugés globalement positifs permettant la réalisation de la communalisation intégrale du pays (RA Sawadogo, 2001 :221-225). En conséquence, la règle de la progressivité prévue par la loi de 2004 est sans objet du point de vue de l’expérimentation. Elle ne le serait pas si l’on devait considérer que l’expérience des 33 communes « laboratoires » demeurait encore à consolider. Mais, dans ce cas l’actuelle communalisation intégrale aurait été elle-même prématurée. En fait, on a là une raison supplémentaire qui montre que cette règle de la progressivité s’inscrit beaucoup plus dans un schéma stratégique de l’Etat central. En effet, il n’est pas exclu que la décentralisation soit perçue par certains acteurs centraux comme un jeu de pouvoir à somme nulle. Dans cette perspective, puisque toute compétence transférée est une compétence perdue, il s’agit donc de conserver le plus de compétences possibles tout en retardant autant que faire se peut le transfert effectif des compétences consenties formellement aux collectivités locales. Pourtant, au regard de ses objectifs projetés la décentralisation devrait beaucoup plus être considérée comme un processus « win-win », c’est-à-dire un jeu à somme positive et non à somme nulle. Au total, au regard de ses justifications telle qu’elles sont explicitées dans le document du CSMOD, la règle de la progressivité est d’une pertinence discutable en tant que stratégie d’implémentation de la décentralisation dans sa phase actuelle.