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Aux sources de l’utopie numérique

Le sociologue américain Fred Turner publie en 2006 un livre intitulé Aux sources de l’utopie

numérique: De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence

dans lequel ce dernier traite des fondements contre-culturels de l’utopie numérique grâce à l’étude des profils sociaux des principaux promoteurs de cette dernière, des années 1960 à la fin du XXe siècle. Turner y décrit l’apparition de cette nouvelle utopie comme un processus

de contre-acculturation lancé par un mouvement étudiant américain de Californie qui réclame l’accès à la technologie informatique en réseau afin de promouvoir les grandes luttes socio- politiques contre-culturelles. À ce titre, l’aspiration utopique à la vie communautaire égali- taire de la culture hippie – que Turner appelle le « nouveau communalisme » – serait à mettre en lien avec l’aspiration utopique à une vie communautaire égalitaire virtuelle issue de la culture des hackers. Fred Turner rejette ainsi tout déterminisme technologique et accrédite donc la thèse des transformations sociales comme phénomène sous-jacent au développement technologique. Dans cette optique, les valeurs contre-culturelles propres à une culture hip- pie/hacker auraient donc généré ces « usages et usagers successifs » qui contribuèrent à fa- çonner le visage actuel des TIC, avec son imaginaire techno-religieux particulier. Dominique Cardon, sociologue, à ce sujet en préface au livre de Fred Turner:

Au début des années soixante-dix, 750 000 Américains partent vivre dans des communautés, exilés dans les forêts californiennes ou les déserts du Nouveau- Mexique. Fred Turner qualifie cette branche de la contre-culture américaine de Nouveau Communalisme (New Communalism), soulignant ainsi la place cen- trale de la communauté et de l’expérimentation de nouvelles formes de subjecti- vité. Les hippies plaçaient l’individu au cœur de leur projet d’émancipation; plu- tôt que de prendre (ou d’agir sur) le pouvoir, c’est en se réinventant soi-même que les individus, localement et de façon expérimentale, parviendront à cons- truire des liens plus authentiques avec les autres et avec le cosmos. La recherche d’authenticité, assise sur la libération de la créativité de chacun, prend le pas sur le souci de justice et d’égalité. Elle étage l’aspiration à l’émancipation sur une échelle allant de l’individu au monde par le truchement de communautés volon- tairement, mais sans prendre le temps de passer par l’État et les Institutions. […] Car, en cherchant à élargir leur conscience et à inventer d’autres façons de se lier

aux autres et à la nature, les hippies ne se sont pas uniquement intéressés au LSD et au bouddhisme. Ils ont aussi exploré la manière dont l’information faisait sys- tème. C’est cet intérêt théorique pour le fonctionnement de l’esprit humain qui a nourri l’attention pour la cybernétique et la théorie des systèmes qui se sont cons- truites dans les laboratoires militaires de l’après-guerre190.

Ce qu’il faut principalement retenir, c’est qu’une culture des hackers, portée par les valeurs contre-culturelles qui inspirèrent la création de centaines de communautés hippies à partir des années 1960 (le nouveau communalisme), aurait vu dans la démocratisation du réseau arpanet un moyen privilégié afin de réaliser concrètement le projet d’émancipation sociopo- litique contre-culturel grâce à la création des premières communautés numériques. Sur le plan socioreligieux, l’imaginaire techno-religieux associé à une démocratisation du réseau serait ainsi lié à l’installation historique d’une forme de postmodernité religieuse191 mettant l’accent sur la transgression d’un religieux traditionnel au profit d’une expression des idées et des sentiments religieux en dehors de toute méditation institutionnelle. Dominique Cardon précise encore un peu plus :

Dans le projet d’émancipation des premières communautés en ligne, l’anonymat de l’identité virtuelle état pensé comme un moyen de remettre à zéro le compteur de l’“égalité” des chances. Avant de constituer un point d’appui pour le déploie- ment des discours individualisants qui valorisent le mérite aux dépens de l’éga- lité, il faut être attentif au contexte dans lequel une telle projection utopique s’est constituée. Si la communauté virtuelle a été pensée comme un “ailleurs”, c’est parce que pouvaient s’y expérimenter des attitudes, des comportements, bref un ethos, que les vétérans de la contre-culture voulaient opposer à la rigidité pater- naliste de la société dans laquelle ils vivaient192.

Pour sa part, Marie-Jeanne Ferreux, docteur en sociologie de l’Université Michel de Mon- taigne Bordeaux 3, liant le phénomène religieux du New-Age à un nouveau monde cybersa-

cré193, aborde la question de l’instauration de la communication numérique comme « [...]

190 Fred Turner, Aux Sources de l’utopie numérique: De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un

homme d’influence, C&F éditions, 2012, p.18.

191 Voir à ce propos: James Beckfrod, « Postmodernité », Dictionnaire des faits religieux, Paris, PUF, (2010),

p.947-950.

192 Fred Turner, Aux Sources de l’utopie numérique: De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un

homme d’influence, C&F éditions, 2012, p.22.

193 Marie-Jeanne Ferreux, « Le New-Age: Un « nouveau monde cybersacré », Religiosités contemporaines 10,

valeur de changement, d’espérance, où se mêleraient à la fois le développement personnel et la création d’un monde global, alternatif, harmonieux194. » ce qu’il lui permet d’affirmer que « l’Internet et le New-Age partage la même idéologie195 ». À propos de la contre-culture comme source d’une nouvelle utopie numérique, Ferreux partage l’interprétation de Turner:

Pendant les années 1960, période de contre-culture, les États-Unis voient surgir une multiplicité de nouveaux mouvements religieux. Le New-Age apparaît dans un contexte historique, celui de la guerre du Viêt Nam, du racisme, de la violence, et où va prévaloir, en contrepoint, l’idée de « reconstruire » un autre monde. Le progrès scientifique devrait pouvoir, alors, être utilisé à bon escient. Dans cet objectif, la cybernétique, la systémique, auxquelles s’adjoignent les nouvelles psychothérapies, instaurent la communication comme “Valeur”, une valeur de changement, d’espérance, où se mêleraient à la fois le développement personnel et la création d’un monde global, alternatif, harmonieux. Cet état d’esprit holis- tique, associé à la volonté de créer un monde différent, formera les bases propices au développement des pratiques et des idéologies du New-Age, dont le lieu d’ori- gine est la Californie, en particulier le centre d’Esalen196.

Rappelant, dans un premier temps, l’affirmation de Philippe Breton à propos d’une nouvelle religiosité qui « [...] vise à la construction d’une nouvelle société, à la mise en place d’un nouveau lien social, dont la finalité serait en quelque sorte d’être un culte rendu à la commu- nication197. », l’analyse de Ferreux tend à répondre à l’interrogation de ce dernier à propos d’un objet religieux numérique dont l’objet du culte resterait encore à définir. En effet, tout en offrant une synthèse de l’évolution de l’imaginaire techno-religieux occidental, depuis l’utopie informationnelle de l’après-guerre jusqu’aux prémices de l’utopie numérique, Fer- reux associe le caractère spécifiquement religieux de cette dernière au mythe du New-Age:

Le mythe du New-Age : celui de créer une société harmonieuse est un thème ré- current, mais, pour la première fois dans l’histoire, ce mythe se concrétise à tra- vers la technologie contemporaine. La croyance dans les nouvelles technologies comme valeurs et comme moyens de salut pour l’humanité apparaît dans les an- nées 1940-1950. Les recherches de N. Wiener sur la cybernétique visaient à mettre au point des machines intelligentes qui aideraient les hommes à mieux gouverner et à lutter contre l’entropie. L’idéologie d’une société transparente et unifiée va s’accentuer dans la période contre-culturelle conjointement au

194 Ibid. 195 Ibid. 196 Ibid.

197 Philippe Breton, Le culte de l'internet une menace pour le lien social ? », Liberté / Libertés, Presses univer-

développement du New-Age. Dans les années 1980, pour M. Ferguson, porte- parole du New-Age : “Nous bénéficions du phénomène prévu en 1964 par Marshall McLuhan : l’implosion de l’information. La planète est vraiment deve- nue un village global”198.

Concernant plus spécifiquement cette condition postmoderne199 dont une certaine imbrica- tion socioreligieuse entre le mythe New-Age et l’utopie numérique serait le témoin, Ferreux précise que c’est leur objectif commun de créer un monde meilleur, fondé sur la communi- cation universelle, ouverte et décentralisée, qui induirait un retour utopique aux grands récits:

Le New-Age et l’Internet sont liés. Ils partagent les mêmes objectifs: créer un monde interrelié. Le premier va accentuer le passage dans le troisième millénaire dans la perspective de la réalisation d’un nouvel-âge et le second va mettre l’ac- cent sur le développement technologique. Mais tous les deux promettraient la création d’un monde meilleur. Sommes-nous dans le retour « des grands récits », des mythes et des utopies200?

Sur le plan symbolique, en ce qui concerne les croyances spécifiquement religieuses en lien avec le renouvellement, au moment de la révolution numérique, de l’imaginaire techno-reli- gieux occidental, l’on peut dire des explications de Fischer, Mattelart, Flichy, Compiègne, Turner, Ferreux, Breton, Beuscart, Dagiral, Parasie et Castells qu’elles ne sont pas sans rap- peler ce que Henri Desroche, sociologue, théologien et philosophe français (1914-1994) ap- pelle la « sociologie de l’attente religieuse » et dont le développement ne manque pas de mieux éclairer le phénomène de l’effervescence religieuse – que Durkheim lie à la sacralisa- tion de l’idée que la société se fait d’elle-même – cette fois à propos d’un objet sacré agissant comme « personnification sacrée » – le réseau internet – et donc comme source, lieu et sym- bole d’un société nouvelle:

C’est dans cette Attente avivée, frénétique, exaspérée, brûlante que ce circonscrit sans doute la première montée du phénomène messianique, celle qui lui est com- mune avec le phénomène religieux, surtout sous sa forme effervescente décrit par Durkheim, celles des cultes de possession, en lesquels la vie sociale se théâtralise

198 Marie-Jeanne Ferreux, « Le New-Age: Un « nouveau monde » cybersacré », Religiosités contemporaines

10, (2001), [en ligne]: https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.158, (consulté le 8 septembre 2018).

199 D’après Jean-Francois Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.

200 Marie-Jeanne Ferreux, « Le New-Age: Un « nouveau monde » cybersacré », Religiosités contemporaines

et où les personnes présentes et participantes se trouvent « montées » par une personnification sacrée201.