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La société numérique : une société du nombre ?

L’UNESCO possède sa propre définition des technologies de l’information et de la commu- nication, celle qui va comme suit:

Ensemble d’outils et de ressources technologiques permettant de transmettre, en- registrer, créer, partager ou échanger des informations, notamment les ordina- teurs, l’internet (sites Web, blogues et messagerie électronique), les technologies et appareils de diffusion en direct (radio, télévision et diffusion sur l’internet) et en différé (podcast, lecteurs audio et vidéo et supports d’enregistrement) et la téléphonie (fixe ou mobile, satellite, visioconférence, etc.)143.

Par ailleurs, l’on peut déjà poser que dans l’esprit et le langage courant, « numérique » est généralement associé à « nombre ». À tout le moins, l’indication nous en est donnée par le dictionnaire Le petit Robert (2020) et par sa définition subscinte du terme: « Qui est repré- senté par un nombre, se fait avec des nombres. […] Codage, traitement numérique de l’in- formation. […] Le numérique: l’ensemble des techniques utilisant des signaux numériques, les nouvelles technologies de l’information et de la communication144. » Dans un premier

143 Institut de statistiques de l’UNESCO : Glossaire: http://www.uis.unesco.org/pages/GlossaryFR.aspx, (con-

sulté le 8 septembre 2018).

144« Le Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française », Dictionnaires Le Ro-

temps, à la lumière de cette définition, il semble utile de noter que la société numé- rique pourra faire référence à l’existence d’une forme de société du nombre et donc d’un ensemble de manifestations sociales portée par cette même idée. Dans un deuxième temps, sur le plan strictement technique, l’on pourra dire des échanges sociaux associés à l’idée d’une société numérique qu’ils auraient comme particularité de porter une dimension spéci- fiquement numérale. En effet, ces derniers seraient le fruit d’un « […] codage, traitement numérique de l’information » réalisé à l’aide d’un « ensemble de techniques utilisant le signal numérique » qui rendront possible, du même coup, la diffusion électronique de ces échanges. Dès lors, l’on concevra aisément que ces rapports sociaux numériques, ceux qui seraient pro- duits par la société numérique, ne sauraient exister sans le support technologique spécifique- ment généré par « le numérique », c’est à dire par les TIC, telles que définies par l’UNESCO. Voilà pourquoi l’expression « société numérique » est très souvent synonyme, sur les plans symboliques et techniques, de « société de l’information ». Or, le sociologue des médias de communication Armand Mattelart, dans son livre intitulé Histoire de la société de l’informa-

tion (2006), situe l’idée d’une société régie par l’information, et donc inspirée par « la ma-

thématique comme modèle du raisonnement et de l’action utile », au cœur d’un imaginaire techno-religieux occidental spécifiquement moderne qu’il associe au « culte du nombre » ou, encore, à la « mystique du nombre »:

L’idée de société régie par l’information est pour ainsi dire inscrite dans le code générique du projet de société inspiré par la mystique du nombre. Elle date donc de bien avant l’entrée de la notion d’information dans la langue et la culture de la modernité. Ce projet qui prend forme au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle in-

tronise la mathématique comme modèle du raisonnement et de l’action utile. La pensée du chiffrable et du mesurable devient le prototype de tout discours vrai et en même temps qu’elle instaure l’horizon de la quête de la perfectibilité des so- ciétés humaines145.

Tout en faisant écho à la proposition de Mattelart, David Pucheu, lui, fait référence au dé- ploiement historique d’un imaginaire techno-scientifique porté par une certaine idée du pro- grès; phénomène qui, d’après ce dernier, se cristallisera en occident au tournant du XVIIIe

siècle. Il serait donc essentiellement question d’une herméneutique du progrès techno-scien- tifique moderne qui, se référant à un culte du nombre, aurait cherché à imposer, sur le plan

socioreligieux, un nouvel « ordre symbolique délimitant les champs du savoir et les condi- tions de possibilité de l’humanité ». Le postulat de Pucheu associe ainsi des grands récits que se construisent en Occident autour du progrès technologique à une véritable sotériologie qui « empiéteraient », dès lors, sur le « terrain réservé des religions »:

[…] l’imaginaire technoscientifique semblerait, comme l’imaginaire religieux autrefois, imposer un ordre symbolique délimitant les champs du savoir et les conditions de possibilité de l’humanité. Les technologies de la communication, au centre de ces discours, assureraient, comme dans l’idéologie saint-simonienne des réseaux, le rôle de « méta lien social » autrefois opéré par la communion ec- clésiastique (Musso 2006), elles porteraient en elles une véritable promesse de rédemption (Mattelart 1999-2000) […] Ce renversement, opéré grossièrement au tournant du XVIIIe siècle, où l’imaginaire technologique semble progressivement

empiéter sur le terrain réservé des religions (le salut et la rédemption), a rarement été interrogé au-delà de la simple constatation146.

Répondre à l’invitation de Pucheu et donc interroger au-delà de la simple constatation le phénomène d’une société du nombre qui, sur plan socioreligieux, aurait su imposer un nouvel ordre symbolique nous enjoint maintenant à nous pencher plus attentivement sur cet impor- tant « renversement historique » dont parle Pucheu, celui-là même qui met en scène les TIC comme nouveau méta lien social. Notre intérêt pour cette hypothèse procède essentiellement du fait que cette dernière n’est pas sans rappeler l’approche durkhiemienne du religieux mise de l’avant par Hervé Fischer et qui associe « société numérique » et « numérisme » dans un rapport fonctionnaliste ayant pour objectif de réguler/légitimer l’existence de la société nu- mérique.