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Humaniste numérique VS quête de sens numérique

Parmi tous les chercheurs ayant travaillé sur le phénomène en cause, Philippe Breton, socio- logue et spécialiste en sciences de l'information et de la communication, est certainement

92 Philippe Breton, Le Culte de l'internet une menace pour le lien social ? », Liberté / Libertés, Presses univer-

sitaires François-Rabelais, 2005; Milad Doueihi, « Un humanisme numérique », Communication & langages 167, (2011), p. 3-5; Alain Finkielkrault., & Paul Soriano., Internet, l'inquiétante extase, Paris: Mille et une nuits, 2001.

93 Philippe Breton, Le Culte de l’Internet: une menace pour le lien social ? », Liberté / Libertés, Presses uni-

l’un de ceux qui a su aborder le plus concrètement la question d’un culte de l’Internet. Breton pose ainsi clairement les enjeux socioreligieux qui sont en cause:

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’homme a construit un dis- positif technique, Internet, capable de dispenser les hommes de toute communi- cation directe. Personne n’aurait sans doute pensé à un tel usage, si Internet n’était pas devenu l’objet d’un véritable culte, porté par la promesse d’un monde meilleur, celui du “cyberespace”. Ses thuriféraires, partisans du “tout-internet“, semblent aujourd’hui l’avoir provisoirement emporté face aux “technophobes”, mais surtout face à tous ceux qui réclament un usage raisonné des nouvelles tech- nologies. Ces militants fondamentalistes appellent de leurs vœux une “société mondiale de l’information”, où le nouveau lien social serait fondé sur la sépara- tion des corps et les collectivisations des consciences. Une vision où se mêlent l’héritage de Teilhard de Chardin, le bouddhisme zen et les croyances New-Age. […] Elle s’inscrit dans une nouvelle religiosité, qui célèbre l’utopie de la trans- parence, dans un contexte marqué par la crise du politique, mais également l’af- faiblissement de l’influence du monothéisme et de l’humanisme94.

Le commentaire de Breton, qui suggère que cette nouvelle religiosité puisse s’inscrire dans un affaiblissement de l’influence du monothéisme et de l’humanisme, trouve écho dans les propos de Paul Soriano95 qui, dans un livre intitulé Internet: l’inquiétante extase (2000), aborde la question d’une utopie numérique qui ferait la promotion d’un « humanisme sans homme » aux « idées nouvelles »:

Ce qui est nouveau, enfin, c’est que si les idéaux formellement affichés par l’uto- pie s’inspirent bien souvent de ceux d’un humanisme lui-même héritier de tradi- tions religieuses bimillénaires (et que résume assez bien notre triptyque républi- cain : liberté, égalité, fraternité), les idées nouvelles envisagent, sans trop de re- grets la disparition de l’homme lui-même, ou tout au moins d’homo sapiens, con- cepteur et porteur de ces idéaux. Un humanisme sans l’homme, tel est le paradoxe qu’il nous faut affronter et résoudre, car cette formule est fondamentalement ins- table96.

94 Breton, Philippe, Le Culte de l’Internet: une menace pour le lien social ? », Liberté / Libertés, Presses uni-

versitaires François-Rabelais, 2000, verso.

95 Paul Soriano est président de l’Irepp (Institut de prospective de La Poste). Les travaux de l’Irepp portent sur

l’avenir des postes dans la société de l’information. Paul Soriano a publié Internet : l’inquiétante extase, avec Alain Finkielkraut. Voir: Alain Finkielkrault., & Paul Soriano., Internet, l'inquiétante extase, Paris: Mille et une nuits, 2001.

L’idée d’un humanisme nouveau est aussi réclamée par Milad Doueihi97 qui, lui, voit plutôt

dans le phénomène une modalité de croisement entre des élans idéologiques propres à un « héritage culturel complexe » et l’installation d’une nouvelle technique comme lieu d’une nouvelle sociabilité. Doueihi va même jusqu’à poser un lien fondamental entre « technique » et « culture » dans l’explication d’un phénomène qu’il appelle l’« humanisme numérique »:

L’humanisme numérique est ainsi le résultat d’une convergence inédite entre notre héritage culturel complexe et une technique devenue lieu de sociabilité sans précédent. […] L’humanisme numérique est l’affirmation selon laquelle la tech- nique actuelle, dans sa dimension globale, est une culture, dans le sens où elle met en en place un nouveau contexte, à l’échelle mondiale98.

Nous pourrions dire des trois perspectives qu’elles situent efficacement l’approche générale des études consacrées à la question de la quête de sens numérique consultées dans le cadre de notre recherche. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous sommes en mesure d’affirmer que la question des idées nouvelles attribuables à l'existence d’une utopie numérique, et qu’on associera volontiers à la production d’une forme d’humanisme de type numérique, traverse régulièrement ces principaux travaux99. C’est donc ce phénomène spécifique qui, par le jeu de la sacralisation des lieux, des personnes, des objets et des idées relevant d’un fonctionna- lisme religieux de type durkheimien, porterait la religiosité numérique bien au-delà de la technique et de l’utilitaire. Or, c’est précisément cette adjonction théorique des concepts de culture numérique, d’humanisme numérique et de religiosité numérique qui fait la particula- rité de l’approche d’Hervé Fischer à propos du numérisme. Par conséquent, si l’on se fie aux auteurs étudiés, l’on peut dire de l’hypothèse qui tente d’expliquer les fondements socioreli- gieux de la quête de sens numérique en fonction d'une approche durkheimienne sur la vie religieuse qu’elle ne ferait que renvoyer, comme l’affirmait déjà Fischer, à la mise à part de certaines valeurs numériques – qui seraient elles-mêmes issues d’une « cyberculture »

97 Milad Doueihi est historien des religions et titulaire de la Chaire d’humanisme numérique à l'université de

Paris-Sorbonne (Paris-IV), chaire thématique du Labex OBVIL et de la ComUE Sorbonne-Universités. Voir la fiche Wikipédia [en ligne] pour plus de détails: https://fr.wikipedia.org/wiki/Milad_Doueihi, (consulté le 8 dé- cembre 2018)

98 Milad Doueihi, Qu'est-ce que le numérique ?, Presses Universitaires de France, 2013, p.33.

99 On parlera ainsi couramment d’universalisme, de technologisme, de partage de l’information, de transpa-

rence, d’égalitarisme, de pluralisme, de dividisme, de mobilisme, d’informationnalisme, de multiculturalisme, de ludisme et de popularisme.

spécifique – comme la collaboration créative, l’ouverture des échanges et le partage de l’in- formation. La spécificité propre à Fischer est que ce dernier associe ouvertement le processus à l’institution d’une nouvelle forme de « morale sociale ». Pour le dire plus simplement, Fis- cher appelle « hyperhumanisme » ce qu’il conçoit comme un nouveau courant culturel pla- çant, sur le plan moral, les valeurs de l’unicité, de l’autonomie et de la liberté de l’individu du cyberespace au-dessus de toutes autres valeurs. Dès lors, il s’agirait bien, pour certains individus, de conférer un caractère sacré à certaines valeurs directement inspirées par l’hu- manisme numérique; ce dernier étant symbolisé, dans l’imaginaire technologique, par la puissance magique prêtée au réseau internet en matière de communication universelle, fu- sionnelle et perpétuelle. Philippe Breton abonde dans le même sens et confirme donc l’intui- tion de Fischer:

Le cultuel est toujours proche du culturel. Il s’ancre dans des pratiques où chaque geste est signifiant, où la distinction entre le sacré et le profane s’efface au profit d’une énergie du quotidien prise dans la totalité de la vie. Le culte de l’Internet implique un nouveau rapport au lien social. Il implique de vivre d’une certaine façon, où la communication ne cesse jamais. C’est au contraire quand elle cul- mine qu’un point d’exaltation, quasi mystique, peut enfin être atteint. La nouvelle religiosité suppose possible une ivresse de la communication100.

Nous pouvons donc constater que placer la théorisation du numérisme de Fischer en dialogue avec l’exploration entreprise par plusieurs autres chercheurs à propos d’une religiosité nu- mérique nous aura permis de nous interroger, encore plus efficacement, sur le caractère émi- nemment socioreligieux de cette dernière. Nous pensons que cette interlocution des idées nous aura permis d’en établir l’origine au cœur d’un fonctionnalisme religieux d’approche durkheimienne101 qui, de fait, implique un processus de sacralisation de certaines valeurs de

type humanistes associées au développement des technologies numériques de l’information et de la communication.

100 Philippe Breton, Le Culte de l'internet une menace pour le lien social ? », Liberté / Libertés, Presses univer-

sitaires François-Rabelais, 2000, p.9.