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La société numérique : une « vraie » société ?

Nous venons de voir qu’une certaine définition du culte nous permet de produire une chaîne d’équivalence sociologique reliant l’expression « culte des technologies numériques », telle que posée par Fischer, à ce trait d’expression particulier de l’imaginaire religieux faisant référence à « […] tous les moments de la vie religieuse d’une communauté. » Avec Maffe- soli, nous avons également vu qu’en vertu de sa ritualisation dans l’espace numérique, la fonction sociologique dudit culte serait de conforter le champ social. Or, il faut savoir que l’interprétation donnée par Fischer présente un certain amalgame des concepts de société numérique, de communauté virtuelle et de communauté religieuse. Il semble que cette lecture spécifique des choses fût nécessaire à Fischer afin de justifier, plus efficacement, les fonc- tions de régulation et de légitimation sociales qu’il attribue volontiers au numérisme. En outre, un certain distinguo entre « communauté virtuelle » et « société numérique » est bien établi par ce dernier, mais l’on verra que cette précision, in fine, contribue directement à justifier le caractère fonctionnaliste qu’il attribue au numérisme en tant qu’objet religieux.

122 Hervé Fischer., & Michel Maffesoli., La postmodernité à l’heure du numérique, Éditions François Bourin,

Dans cet ordre d’idées, il semble important d’établir que le concept de communauté virtuelle fait polémique dans le milieu de la recherche depuis son apparition – au début des années 1990 – principalement à cause de son enracinement dans la théorie discutée de la révolution numérique. Le terme est donc généralement utilisé afin d’exprimer tout un ensemble de nou- velles pratiques sociales spécifiquement numériques associées au déploiement « révolution- naire » des grandes plateformes d’interactions virtuelles. C’est donc une approche théorique contestée, qui porte avec elle le concept de communauté virtuelle, qui inspirera Fischer dans l’élaboration de sa théorie fonctionnaliste sur le numérisme en tant qu’objet religieux. Fisher aura directement recours à cette derrière pour introduire l’idée d’une nouvelle forme d’orga- nisation sociale de type numérique aux fondements spécifiquement religieux. Or, si l’on s’en tient à la théorie sociologique usuelle, Proulx et Latzko-Toth, dans un article intitulé La

virtualité comme catégorie pour penser le social: l’usage de la notion de communauté vir- tuelle (2002), traitent justement de la pertinence sociologique de ce nouveau concept en com-

mençant par rappeler les grands fondements sociologiques traditionnellement associés au concept même de « communauté »:

De fait, si l’on s’en tient à la définition traditionnelle formulée par Tönnies (1887) de la notion de communauté (Gemeinschaft), il s’agirait d’un collectif fondé sur la proximité géographique et émotionnelle, et impliquant des interactions di- rectes, concrètes, authentiques entre ses membres123.

De là, on comprend qu’une certaine sociologie puisse remettre en question la nature commu- nautaire des relations sociales numériques. Grosso modo, l’argument principal revient à dire que ces dernières auraient recours aux TIC pour éluder la réalité des rapports humains en faveur d’une simple simulation d’interactions sociales. La « fausse » communauté virtuelle serait ainsi à distinguer de la « vraie » communauté sociologique, dite « naturelle », la pre- mière étant constituée de rapports sociaux simulés au sein d’un monde irréel. C’est donc la nature essentiellement fictive de la communauté virtuelle qui la disqualifierait, de facto, comme une réalité pleinement sociale. Ici, on pense immédiatement à cette idée des « com- munautés de sens » numériques, telle que mise de l’avant par Mark Zuckerberg et qui, d’après

123 Serge Proulx., & Guillaume Latzko-Toth., « La virtualité comme catégorie pour penser le social : l’usage

de la notion de communauté virtuelle », Sociologie et sociétés 32/2, Presses de l’Université de Montréal, Mon-

une approche sociologique plutôt classique, ne sauraient donc être considérées comme d’au- thentiques communautés humaines.

contrario, cherchant à éclairer un peu plus la question, Proulx et Latzko-Toth s’en remet-

tent à une autre approche qui n’hésite pas à considérer le phénomène comme une nouvelle forme d’organisation sociale. Ainsi réfèrent-ils, notamment, aux travaux d’Howard Rhein- gold, sociologue et « père » de l’expression « communauté virtuelle » (virtual communities) qui, dans son livre intitulé Les communautés virtuelles (1995), pose la question de la nature sociologique des communautés numériques en tant que regroupements sociaux, certes « vir- tuels », mais où d’authentiques relations humaines peuvent tout de même se créer124. C’est donc l’existence indéniable d’authentiques « réseaux de relations humaines », au cœur des communautés numériques, qui témoignerait du caractère proprement sociologique de ces dernières et non des facteurs essentiellement somatiques, comme la proximité géographique des membres et/ou les interactions directes entre individus. Proulx et Latzko-Toth rapportent ainsi les propos de Rheingold qui insiste sur la nature sociologique des communautés numé- riques en fonction des:

[…] regroupements socioculturels qui émergent du réseau lorsqu’un nombre suf- fisant d’individus participent à ces discussions publiques pendant assez de temps et en y mettant suffisamment de cœur pour que des réseaux de relations humaines se tissent au sein du cyberespace125

Retenir la question du débat sociologique entourant la question de la nature intrinsèquement « virtuelle » de la socialité numérique nous amène maintenant à nous demander en quoi ce concept particulier peut se distinguer de la société numérique, tel qu’évoqué par Fischer et par plusieurs auteurs précités.

124 Howard Rheingold, Les communautés virtuelles (trad. Lionel Lumbroso), Paris, Addison-Wesley

France,1996.

4.4: Société numérique VS communauté virtuelle

Nous savons que c’est en fonction d’une approche durkheimienne qui associe « société » et « vie religieuse » que Fischer détermine la nature proprement religieuse du numérisme. Il est donc essentiellement question de la légitimation/régulation d’une société numérique à travers la sacralisation de certaines valeurs numériques qui, elles, seraient portées par un imaginaire religieux spécifique aux TIC. À cet égard, s’il existe bel et bien une société numérique assu- jettie à ce triple rapport, elle serait donc à différencier de la communauté virtuelle au sens où le premier phénomène se concevrait plus efficacement comme une société des échanges nu- mériques, tandis que le second renverrait, plutôt, aux multiples regroupements sociaux-vir- tuels du cyberespace qui n’existent que par l’intermédiaire des plateformes numériques de réseautage social. C’est dans la mesure où l’arrivée massive des TIC aurait permis la numé- risation des rapports sociaux que l’apparition de nouveaux « espaces relationnels » aurait pris la forme de communautés virtuelles. C’est précisément ce qu’Isabelle Compiègne, ensei- gnante en psychologie de la communication, suggère dans La société numérique en ques-

tion(s) (2011):

Au sein des espaces relationnels ouverts par les technologies numériques, et même si cette affirmation doit être nuancée, les communautés virtuelles sont exemplaires d’un nouveau genre d’organisation sociale dont elles éclairent de nombreux aspects126.

Dans cette perspective, il est plus facile de comprendre pourquoi Fischer choisit de mettre l’accent sur une mutation dite « révolutionnaire » de la société industrielle en une société des échanges, des interactions et des productions numériques qui inclue implicitement la question des communautés virtuelles; c’est bien la révolution numérique qui aurait produit cet état de « sursociété », un état d’effervescence collective produit par l’installation rapide des techno- logies d’information et de communication numérique, transformées dès lors en un objet de communion sociale grâce à l’adhésion quasi-généralisée aux communautés virtuelles de toutes sortes. Fischer utilise le néologisme « cybercommunauté » pour désigner ce grand phénomène. Usant de nouveau de l’analogie religieuse, Fischer évoque même une interaction

socioreligieuse fondamentale entre les deux objets en qualifiant la communauté virtuelle de « chapelle de l’Église numérique » :

Nous ne sommes plus seuls. Cette communication virtuelle évoque la symbolique d’une communion. […] nous communions dans la lumière électronique de la cy- bercommunauté avec nos frères internautes. Et cette cybercommunauté nous ac- cueille au sein de son immensité, infinie, omniprésente, proche et lointaine. Tous nos gestes y sont soumis au regard invisible, au jugement qui nous suit dans toutes nos navigations. Nous communions avec la communauté virtuelle de chaque site, de chaque chapelle de l’Église numérique. Et nous y trouvons inten- sité et réconfort, une expérience intérieure qui nous émeut et nous attache127.

De fait, en s’inspirant de l’approche durkheimienne sur les formes élémentaires de la vie religieuse pour mieux définir le numérisme comme un culte des technologies numériques, Fischer aura produit un exercice socioreligieux original permettant:

A) D’appréhender le numérisme en tant que représentation supérieure partagée ou comme une sacralisation de l’idée que la société numé- rique se fait d’elle-même.

B) De considérer l’existence d’une forme élémentaire de vie reli- gieuse numérique grâce à la mise en exergue d’une certaine pratique rituelle numérique principalement axée autour de l’adhésion et de la participation à la vie des communautés virtuelles.

C) De considérer la nature religieuse de ladite pratique rituelle à partir d’un imaginaire technoreligieux spécifique au TIC qui, in fine, ren- voie directement à l’idée que la société numérique se fait d’elle- même.

En théorisant l’aspect fonctionnaliste du numérisme à partir d’une approche durkheimienne associant l’existence de la société numérique à une forme de représentation supérieure

127 Hervé Fischer, Le choc du numérique. À l’aube d’une nouvelle civilisation, le triomphe des cyberprimitifs,

partagée, tout en faisant la démonstration d’une ritualisation numérique qui renverrait à la manifestation d’un imaginaire technoreligieux spécifique aux TIC (les communautés vir- tuelles), il parait clair que c’est à la régulation/légitimation d’une société religieuse des TIC à laquelle Fischer pense lorsqu’il parle de la cybercommunauté. Toutefois, en fonction de cette même appréhension du phénomène, celle qui considère le numérisme comme un objet reli- gieux à la fois contemporain et postmoderne, nous pourrions nous demander en quoi le con- cept de communauté virtuelle peut se comparer, stricto sensu, à celui de communauté reli- gieuse.