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Puis il sort des feuillets de sa poche

Dans le document LES POSSÉDÉS (Page 182-186)

STAVROGUINE : Bon. Voici. J'ai écrit un récit qui me concerne et que je vais rendre public. Ce que vous pourrez me dire ne changera rien à ma décision. Cependant, je voudrais que vous soyez le premier à connaître cette histoire et je vais vous la dire. (Tikhone secoue dou-cement la tête de haut en bas.) Bouchez-vous les oreilles. Donnez-moi votre parole de ne pas m'écouter et je parlerai. (Tikhone ne répond pas.) De 1861 à 1863, j'ai vécu à Pétersbourg en m'adonnant à une dé-bauche où je ne trouvais aucun plaisir. je vivais avec des camarades nihilistes qui m'adoraient à cause de mon porte-monnaie. je m'ennuyais terriblement. Tellement même que j'aurais pu me pendre. [Si je ne me suis pas pendu, alors, c'est que j'espérais quelque chose, je ne savais quoi.] (Tikhone ne dit :) J'avais trois appartements.

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TIKHONE : Trois ?

STAVROGUINE : Oui. L'un où j'avais installé Maria Lebiadkine qui est devenue ma femme légitime. Et deux autres où je recevais mes maîtresses. L'un d'eux m'était loué par des petits bourgeois qui occu-paient le reste de l'appartement et travaillaient au-dehors. je restais donc seul, assez souvent, avec leur fille de douze ans, qui s'appelait Matriocha.

Il s'arrête.

TIKHONE : Voulez-vous continuer ou vous arrêter ?

STAVROGUINE : Je continuerai. C'était une enfant extrêmement douce et calme, au visage d'un blond pâle, taché de rousseurs. Un jour, je ne trouvais plus mon canif. J'en parlai à la propriétaire qui accusa sa fille et la battit jusqu'au sang, devant moi. Dans la soirée, je retrouvai

le canif dans les plis de ma couverture. je le mis dans la poche de mon gilet, et dehors, je le jetai dans la rue, afin que personne n'en sache rien. Trois jours après, je retournai dans la maison de Matriocha.

Il s'arrête.

TIKHONE : Vous avez parlé à ses parents ?

STAVROGUINE : Non. Ils n'étaient pas là. Matriocha était seule.

TIKHONE : Ah !

STAVROGUINE : Oui. Seule. Elle était assise dans un coin, sur un petit banc. Elle me tournait le dos. je restai longtemps à l'observer de ma chambre. Tout à coup elle commença à chanter doucement, très doucement. Mon cœur se mit à battre très fort. je me levai et m'ap-prochai lentement de Matriocha. [Les fenêtres étaient garnies de gé-raniums ; le soleil était ardent.] je m'assis en silence, à côté d'elle, sur le plancher. Elle eut peur et se dressa brusquement. je pris sa main que j'embrassai ; elle rit comme une [138] enfant ; je la fis se ras-seoir, mais elle se dressa de nouveau avec un air épouvanté. je lui em-brassai encore la main. je la pris sur mes genoux. Elle eut un mouve-ment de recul et sourit encore. je riais aussi. Alors elle jeta ses bras autour de mon cou, elle m'embrassa.... (Il s'arrête. Tikhone le regarde.

Stavroguine soutient son regard, puis, montrant un feuillet blanc :) À cet endroit, dans mon récit, j'ai laissé un blanc.

TIKHONE : Allez-vous me dire la suite ?

STAVROGUINE, riant gauchement, le visage bouleversé : Non, non.

Plus tard. Quand vous en serez digne... (Tikhone le regarde.) Mais il ne s'est rien passé du tout, qu'allez-vous penser ? Rien du tout... Le mieux, voyez-vous, serait que vous ne me regardiez pas. (Tout bas.) Et n'épuisez pas ma patience. (Tikhone baisse les yeux.) Quand je revins deux jours après, Matriocha s'enfuit dans l'autre pièce dès qu'elle me vit. Mais je pus constater qu'elle n'avait rien dit à sa mère. Cependant, j'avais peur. Pendant tout ce temps-là, j'avais une peur atroce qu'elle parlât. Enfin, un jour, sa mère me dit, avant de nous laisser seuls, que la fillette était couchée avec la fièvre. je restai assis dans ma chambre, immobile, à regarder, dans l'autre pièce, le lit dans la pé-nombre. Au bout d'une heure, elle bougea. Elle sortit de l'ombre, très amaigrie dans sa chemise de nuit, vint sur le seuil de ma chambre, et là, hochant la tête, me menaça de son petit poing frêle. Puis elle s'en-fuit. je l'entendis courir sur le balcon intérieur de la maison. je me levai et la vis disparaître dans un réduit où l'on gardait du bois. je sa-vais ce qu'elle allait faire. Mais je me rassis et me forçai à attendre vingt minutes. [On chantait dans la cour, une mouche bourdonnait près de moi. Je l'attrapai, la gardai un moment dans ma main, puis la lâchai.]

Je me souviens que, sur un géranium près de moi, une minuscule [139]

araignée rouge cheminait lentement. Quand les vingt minutes furent écoulées, je me forçai à attendre encore un quart d'heure. Puis, en sortant, je regardai par une fente à l'intérieur du réduit. Matriocha s'était pendue. Je partis et, toute la soirée, je jouai aux cartes, avec le sentiment d'être délivré.

TIKHONE. Délivré ?

STAVROGUINE, changeant de ton : Oui. Mais, en même temps, je savais que ce sentiment reposait sur une lâcheté infâme et que plus jamais, plus jamais, je ne pourrais me sentir noble sur cette terre, ni dans une autre vie, jamais...

TIKHONE : Est-ce pour cela que vous vous êtes conduit ici de fa-çon si étrange ?

STAVROGUINE : Oui. J'aurais voulu me tuer. Mais je n'en avais pas le courage, Alors, j'ai gâché ma vie de la façon la plus bête pos-sible. J'ai mené une vie ironique. J'ai trouvé que ce serait une bonne idée, bien stupide, d'épouser une folle, une infirme dont j'ai fait ma femme. J'ai même accepté un duel où je n'ai pas tiré, dans l'espoir d'être tué sottement. Pour finir, j'ai accepté les fardeaux les plus lourds, tout en n'y croyant pas. Mais tout cela, en vain, en vain ! Et je vis entre deux rêves, l'un où, sur des îles heureuses, au milieu d'une mer lumineuse, les hommes se réveillent et s'endorment innocents, l'autre où je vois Matriocha amaigrie, hochant la tête, et me menaçant de son petit poing... Son petit poing... Je voudrais effacer un acte de ma vie et je ne le peux pas.

Dans le document LES POSSÉDÉS (Page 182-186)

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